Entretien/ Daniel Kupferstein, auteur de « Les balles du 14 juillet 1953 »

 « Ce qui m’anime avant tout, c’est l’injustice et l’oubli ! »



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Daniel Kupferstein est scénariste et documentariste. Il est aussi le réalisateur de  Dissimulation d’un massacre, en 2001, sur la sanglante répression de la manifestation du FLN du 17 octobre 1961 à Paris, et Mourir à Charonne, pourquoi ?, en 2010, sur la répression de la manifestation du 8 février 1962. En mai dernier, il a publié Les balles du 14 juillet 1953 (Editions La Découverte), une enquête sur le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris. Entretien.

Algérie Focus: Votre dernier ouvrage s’intitule Les balles du 14 juillet 1953. Que s’est-il passé précisément à cette date?

Daniel Kupferstein: Depuis 1935, en France, tous les 14 juillet, il y avait un défilé populaire de la gauche syndicale et politique française. Le matin, c’étai l’armée et l’après-midi, le défilé populaire. C’était une manifestation traditionnelle, autorisée, légale, un peu comme un 1er Mai… Les organisations célébraient à leur manière la Révolution française en reprenant des mots d’ordre revendicatifs. Depuis 1950, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), façade légale du Parti populaire algérien (PPA), défilaient en fin de cortège, mais sur leurs propres revendications. En 1953, le cortège nationaliste algérien était énorme, il représentait au moins un tiers de l’ensemble des manifestants. Très bien organisés et structurés, les Algériens étaient souvent bien habillés “comme un dimanche”. Ils défilaient en rang, ligne par ligne, secteur par secteur et derrière un portrait géant de Messali Hadj, mis en résidence surveillée à Niort depuis mai 1952. Il y avait aussi un service d’ordre devant, derrière et sur les côtés muni du brassard vert et blanc aux couleurs de l’Algérie. A l’époque, au niveau organisationnel, la Fédération de France du MTLD était dirigée par Mohamed Boudiaf et Didouche Mourad. Au départ du défilé, place de la Bastille, il y a eu une provocation de la part de soldats parachutistes dont des membre de l’extrême droite française qui se font rapidement maîtriser. Mais en dehors de cette petite provocation, le défilé reprend et tout se passe bien jusqu’à la place de la Nation. Ensuite, au moment de la dispersion du cortège algérien -les Français s’ étaient déjà dispersés-, la police se précipite sur les porteurs de banderoles et de drapeaux pour tout arracher, mais les militants algériens ne se laissent pas faire et dans ce premier affrontement, les policiers dégainent et tirent faisant deux morts. Malgré cette violence extrême, les nationalistes algériens vont continuer d’avancer en chargeant les forces de l’ordre, à coup de bouteilles, de planches, allant même jusqu’à incendier deux cars de police. Ensuite, la police se regroupe et riposte violemment. Et là, c’est le véritable carnage… En tout, j’ai relevé 50 blessés par balles et sept morts : six Algériens et un communiste français qui voulait s’interposer, sans parler des nombreux autres manifestants blessés à coup de matraque. Tout ça, en 20 minutes.

Pourquoi avez vous choisi d’enquêter sur cette histoire méconnue en France et même en Algérie?

Comme la plupart des gens, jusqu’en 2006, j’ignorais tout de cette histoire. C’est en allant à la rencontre de Francis Poullain, témoin dans un documentaire sur la manifestation du 8 février 1962 contre les attentats de l’OAS, qui s’est terminée tragiquement au métro Charonne (9 morts), que j’en ai entendu parler pour la première fois. Ce jour-là, je l’ai questionné sur ce drame, mais avant d’en parler, il m’a raconté brièvement celle du 14 juillet 1953 où il a aidé un Algérien qui avait reçu une balle. Puis, j’ai abordé l’objet de ma visite et j’ai complètement oublié cette histoire. Mais quatre années plus tard, au cours de la première de ce film Mourir à Charonne, pourquoi ?, le 8 février 2010, j’ai invité plusieurs témoins ainsi que l’historienne Danielle Tartakowsky à venir débattre à la fin de la projection. Cette fois, c’est l’historienne qui, invoquant le fait qu’étant l’auteur de deux documentaires sur des répressions policières en rapport avec l’indépendance de l’Algérie – j’avais déjà aussi réalisé en 2001, 17 octobre 1961, La dissimulation d’un massacre –, m’a suggéré d’en faire une trilogie incluant le 14 juillet 1953. Je me souviens avoir déclenché les rires du public en lui rétorquant: « Merci, mais je viens tout juste de finir mon second film sur ces sujets, alors vraiment, je ne veux pas devenir le spécialiste des massacres parisiens !» Pourtant, quatre ou cinq mois plus tard, comme si l’idée m’avait travaillé toute la nuit, je me suis réveillé en repensant à cette répression. J’ai alors réalisé que le plus jeune des témoins devait désormais avoir environ soixante-quinze  ans. Dans quelques années, les rares survivants, s’il en resterait, auraient oublié la majeure partie de ces événements ou ne seraient plus de ce monde. Cette constatation m’a mis au pied du mur et j’ai pensé à voix haute : «C’est maintenant ou jamais !». Après, j’ai mis quatre années avant de le réaliser.

Manifestation du 8 fevrier 1962 contre les attentats de l’OAS, les événements du 17 octobre 1961, la tuerie du 14 juillet 1953, etc. Pourquoi cette attention particulière pour la cause algérienne ?

Je n’ai pas d’attention particulière ou spécifique pour la cause algérienne… Cela dit, mes films sont liés à mes idées, à ma vie. Il se trouve que je voulais faire un film en 1991 sur le 17 octobre 1961 car je connaissais Jean-Luc Einaudi qui venait de sortir son livre La bataille de Paris, mais ce film n’a pas pu se faire. Ensuite lorsque Maurice Papon a porté plainte contre lui, en 1998, Jean-Luc m’a appelé pour filmer un des témoins, un syndicaliste policier, qui ne pouvait se déplacer jusqu’à Paris, mais le président du Tribunal avait accepté de passer son témoignage vidéo…. Ce que  j’ai fait… Au cours de ce voyage en voiture avec Jean-Luc, il m’a suggéré de faire le film autour de son procès et j’ai immédiatement dit oui… Donc, j’ai filmé le maximum de témoins en dehors de la salle d’audience, etc. A partir de là, j’ai mis trois ans pour faire le film car aucune chaîne ne le voulait. 17 octobre 1961, Dissimulation d’un massacre est finalement passé sur la chaîne Histoire en octobre 2001. Je l’ai orienté sur l’histoire de la dissimulation de ce massacre en expliquant le long combat de ceux qui ont tout fait pour que cette histoire ressorte des oublis de notre mémoire…. Presque dix ans plus tard, comme je voyais que l’histoire de ce massacre était encore confondue avec la répression du métro Charonne en février 1962, et qu’il n’y avait pas de documentaire sur ce sujet, je me suis dit que cela serait bien de faire un film sur cet autre massacre en expliquant les différences, mais aussi les points communs -les responsables sont les mêmes-. Aujourd’hui, je vends les deux films dans un coffret. La suite sur le 14 juillet 1953, je vous l’ai déjà racontée. Elle a eu lieu pendant le tournage de ce film et surtout au moment de la première du film Mourir à Charonne, pourquoi ? Voilà, ce que l’on peut appeler une suite événements qui m’ont conduit à faire ces trois films. Pour compléter mon point de vue, je crois que ce qui m’anime avant tout est l’injustice et l’oubli. La répression aurait été faite contre des Sri Lankais, des Réunionnais, des Pakistanais ou même des Auvergnats, cela aurait été la même chose. Les zones d’oublis, les non-dits, la répression sans aucune justice me sont insupportables. Bien entendu, le fait que la France coloniale ait caché pendant longtemps tous ces massacres a influencé mes choix. Lors de mes tournages en Algérie, on m’a dit: “Pourquoi tu fais un film sur les Algériens ?” Et je me souviens avoir répondu : “Mais ce n’est pas uniquement un film sur les Algériens. Tout d’abord, il y a un Français qui est mort, d’autres ont été blessés. Pour moi, c’est une histoire franco-algérienne ou algéro-française car finalement les assassins sont bien français”. Aujourd’hui, je peux ajouter que s’ils avaient été Suisses romans ou Bulgares cela aurait été pareil.

Vous parlez justement des massacres commis par la France coloniale. Emanuel Macron, nouveau président français avait déclaré,  lors de son déplacement en Algérie,  en qualité de candidat, que la colonisation a commis des crimes contre l’humanité.  Partagez vous cet avis?

Je ne suis pas le spécialiste des crimes contre l’humanité, mais dans toutes les guerres coloniales, il y a eu des massacres horribles commis envers les populations que l’on voulait dominer. Et souvent sans aucun jugement ni justice. Je pense que ces massacres sont des crimes condamnables car mêmes s’ils sont dirigés seulement sur une partie de la population mondiale, ils nous touchent tous à travers notre Humanité. Cela dit, il ne suffit pas  de le dire, il faut aller plus loin.  Je suis pour que l’on parle de tous ces faits historiques (même s’ils sont terribles) de manière à apaiser les relations entre nos deux peuples et au-delà, envers tous les peuples.

Entretien réalisé par Saïd Mandi

 

 

 


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