«Les contrats à long terme sont obsolètes»



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La rude concurrence sur le marché du gaz pose un vrai défi à la compagnie nationale Sonatrach. Dans cet entretien, l’expert pétrolier Mourad Preure présente une analyse sur l’évolution du marché et propose des pistes permettant à Sonatrach de mieux s’adapter à la nouvelle situation et préserver ses parts de vente sur le vieux continent.     La concurrence est de plus en plus rude sur le marché gazier européen. A votre avis, qui sera le grand gagnant d’une telle guerre qui ne dit pas son nom ? La concurrence tendra à être plus forte et agressive les 20 prochaines années, en effet. La demande gazière européenne après avoir décliné, sous l’effet de la concurrence du charbon américain dans la génération électrique et des politiques environnementales, tend à stagner (la légère reprise ces deux dernières années n’indique pas un renversement de tendance). Si, au niveau mondial, la demande croîtra de 1,6%, cette croissance sera surtout tirée par les émergents, l’Europe n’y contribuant quasiment pas. Du côté de l’offre, on peut parler de surabondance. Bien entendu, l’irruption du gaz de schiste américain est un phénomène structurel qui bouleverse profondément les équilibres du marché européen. 54,7 millions de tonnes/an (MTA) de capacité de liquéfaction ont été autorisés par le Congrès. Il faut savoir que le coût de production aux Etats-Unis est autour des 3,5 dollars le million de btu, alors que le coût de transport vers l’Europe est de 1 dollar le million de btu contre 2 dollars depuis la côte pacifique pour l’Asie. Les prix sur le marché européen sont en dessous des 10 dollars dans les contrats à long terme, aujourd’hui sérieusement concurrencés par les marchés spots qui représentent 70% des transactions. Par ailleurs, d’autres fournisseurs de gaz apparaissent qui convoitent le marché européen, dont l’Est méditerranéen (gisements du Levant dont les réserves sont estimées à 700 Gm3 ainsi que le gisement de Zhor en Egypte avec 850 Gm3), mais aussi le Nigeria et l’Est africain (Mozambique, Nigeria). Le Qatar, déjà présent et très agressif sur le marché européen avec seulement 4% des parts de marché, dispose d’une capacité de liquéfaction de 77 MTA qu’il prévoit de porter à 100 MTA. Pour rappel, notre capacité de liquéfaction est de 23 MTA. Donc deux premières conclusions : 1- le GNL américain va faire du bassin atlantique une zone d’arbitrage qui va orienter les prix en Europe continentale, 2- les volumes adressés au marché européen vont être contestés par les développements gaziers en Asie, en premier lieu le Qatar, comme indiqué, mais aussi et surtout l’Australie qui est déjà premier exportateur mondial de GNL, et demain l’Est africain. Les volumes asiatique et africain vont viser les marchés asiatiques (Chine, Inde, Corée du Sud, Japon) qui constitueront l’essentiel de la croissance de la demande. Ils vont, tout comme les volumes américains adressés à l’Asie depuis la côte pacifique, repousser vers le marché européen les fournisseurs traditionnels de ces zones, dont le Qatar, demain l’Iran, aujourd’hui déjà la Russie par gazoduc, accentuant encore la compétitivité et l’agressivité de ce marché. Pour finir, il faut souligner que le marché gazier européen s’est libéralisé depuis 1995, sous l’instigation de l’UE. Ainsi, sur ce marché coexistent les contrats de long terme avec clause de take or pay (sur lesquels sont bâties les exportations gazières algériennes) et un marché spot dominant (70%), comme je l’ai dit plus haut. Or, quand le court terme (spot) coexiste avec le long terme, il l’oriente toujours. Les clients européens ne veulent plus s’engager au-delà de cinq ans et veulent imposer aux producteurs une désindexation par rapport aux prix pétroliers, qui était la règle, et une facturation sur les prix spots. Ils reportent ainsi tous les risques sur les producteurs, le risque prix et le risque marché, ce qui est intenable pour les producteurs. Mais le marché a basculé depuis un marché d’offreurs vers un marché de demandeurs, du fait de la surabondance de gaz aujourd’hui et demain. Quelle part de marché pour l’Algérie ? Il nous faut nous adapter, être clairvoyants et visionnaires, et surtout disposer des volumes pour défendre nos parts de marché. Pour l’heure, alors qu’en 2010 nous représentions 16% du marché gazier européen, nous n’en représentons plus que 8%. La Russie en représente 25% et la Norvège 19%. Il ne faut pas oublier que la Russie veut augmenter sa part dans le marché européen. Elle double le Northstream à 110 Gm3, qui la relie à l’Allemagne et au réseau européen depuis la mer Baltique, réoriente ses efforts pour atteindre l’Europe du Sud après l’échec du Southstream (63 Gm3/an) et accélère la réalisation du Turkstream qui vise le même marché, soit notre marché naturel. Rappelons que les exportations algériennes sont de 54 Gm3. Mais l’Europe, dont la dépendance gazière, aujourd’hui de 55%, atteindra 80% en 2030, reste un marché porteur dont il faut convoiter une part significative. Et nous en avons les moyens.   Une aubaine ou une menace pour le gaz algérien ? Vous savez, on ne choisit pas les conditions de la compétition, on s’y adapte. Nous avons nos facteurs-clés de succès, notre image et notre potentiel, dont il faut tirer avantage. En premier lieu, le potentiel gazier algérien en conventionnels et non conventionnels demain, est significatif et en mesure de fidéliser nos débouchés pour peu que nous adoptions les bonnes stratégies. Nous sommes une source fiable qui n’a opéré, y compris durant la décennie noire, aucune rupture d’approvisionnement. Nous avons des gazoducs transcontinentaux qui sont une assurance pour nos clients. Il reste à tirer avantage des changements en cours et non pas les subir. Il nous faut en premier lieu des volumes pour défendre nos parts de marché. Le ralentissement du développement gazier et le dynamisme de notre demande (déconnectée de la croissance économique) nous ont affaiblis et fait douter de notre potentiel. Les changements fréquents opérés dans le cadre juridique des opérations d’exploration/production ont brouillé l’image de notre pays et découragé les investisseurs à un moment de contraction des investissements amont dans le monde. Il faut traiter ce problème avec réalisme. Les efforts faits par Sonatrach pour reprendre la main ces dernières années commencent à donner leurs fruits. La production reprend structurellement. Mais la pression reste forte sur les dirigeants de Sonatrach car le contexte concurrentiel est particulièrement agressif et les attentes de l’économie nationale pressantes. Il faut faire confiance à Sonatrach, nous sommes en mesure de passer ce cap difficile. Mais plus fondamentalement, il faut à mon avis reconsidérer en profondeur notre relation avec nos marchés traditionnels, de manière réaliste et visionnaire. Les contrats de long terme avec clause de take or pay sont, à mon avis, obsolètes. Il faut voir au-delà et profiter du pouvoir de négociation réel de notre pays. Il faut que Sonatrach construise des partenariats stratégiques avec les clients européens et puisse accéder à l’aval gazier et à la génération électrique en Europe. Ces partenariats prendraient la forme d’intégrations croisées où les clients investiraient dans l’amont algérien et partageraient ainsi le risque amont avec Sonatrach pendant que Sonatrach entrerait dans le capital de distributeurs et électriciens. De la sorte, d’une part, elle maîtrisera et le risque volume et le risque marché, d’autre part, elle accédera aux marges aval qui sont les plus rémunératrices. Ainsi, les volumes concurrents qui investissent agressivement le marché européen (Etats-Unis, Qatar, demain l’Iran, etc.) ne seraient plus vus comme des menaces mais comme des opportunités, car Sonatrach aura «traversé le miroir» et sera un acteur à part entière de l’industrie gazière et énergétique en général européenne. Les voies de croissance qu’elle se ménagera ainsi seront infinies.


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