«Les challenges commencent par l’essaimage de Fablab à l’échelle du territoire national»



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Mme Nadia Chettab, docteur d’Etat en sciences économiques depuis 2001, est actuellement professeure chercheure en économie à l’université Badji Mokhtar de Annaba. Elle a exercé  auprès de l’OCDE en tant qu’experte dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques en faveur des PME «Small Business Act» dans la région MENA. Experte consultante au niveau du cabinet du ministre de l’Industrie et de la Promotion des investissements (2005-2010), elle a co-rédigé en 2007 la «Stratégie et politiques de relance et de développement industriels». Vous avez plus d’une fois mis l’accent, depuis différentes tribunes de réflexion et de débats autour du rôle de l’industrie dans la diversification de l’économie, sur  le rapport entrepreneuriat et économie numérique. Quelles en sont les grandes mutations en cours ?   Il faut savoir que la transformation numérique des entreprises n’est pas nouvelle, elle a commencé en l’an 2000. Mais une quatrième révolution industrielle est aujourd’hui en marche, comparable à l’introduction de la machine à vapeur, de l’électricité ou de l’électronique, mais sa particularité est qu’elle est silencieuse, de grande ampleur et porteuse d’un enchaînement de ruptures technologiques qui offrent à chaque phase de son évolution des opportunités aux entreprises, pour peu qu’elles sachent les saisir. Internet, à travers  le développement de ses applications, est entré dans sa quatrième phase de structuration, transformant, dans son évolution, l’industrie mondiale. Après le monde 1.0 en passant par le monde 2.0 et 3.0, le monde 4.0, appelé également «industrie du futur», a transformé en profondeur tous les processus de production et d’affaires, du modèle économique aux relations avec les parties prenantes. Cette évolution a ouvert à chaque phase de nouveaux champs à l’entreprise et ceci, quelle que soit sa taille. Ces industries 4.0 dotées d’une base technologique numérique offrent une nouvelle façon d’organiser les moyens de production, donnant l’avantage à une plus grande adaptabilité dans la production et une meilleure allocation des ressources, ce qui leur vaut le nom d’«usines intelligentes» (Smart factories). Mais si la numérisation des entreprises améliore leurs performances, elle est, tout autant, un levier puissant pour la productivité et la compétitivité de l’ensemble de l’économie qu’un catalyseur de développement d’un secteur industriel propre à la croissance. Et au même titre que la troisième révolution, cette numérisation induira une redistribution des cartes vers de nouveaux secteurs, ce qui ne manquera pas d’impacter positivement ou négativement les économies selon leur degré de numérisation. L’Algérie ne devrait pas rater cette quatrième révolution et saisir dès à présent les opportunités pour transformer son appareil productif  et rebondir à l’échelle internationale. Pouvez-vous nous parler des avancées et des avantages de la production numérisée ou assistée par ordinateur ? Pour comprendre la numérisation de l’industrie, il faut revenir au phénomène de l’«open innovation» qui a pris son essor avec le développement des réseaux sociaux de chercheurs, à partir des années 2000 aux USA. A travers  le travail collaboratif rendu possible par l’open source, des chercheurs et des bricoleurs ont miniaturisé des machines de bureau «desktop manufacturing» (imprimante 3D, découpe au laser, et logiciels de CAD), révolutionnant ainsi les modes de création de la connaissance, de la production de biens et services et remis en cause les procédés traditionnels de production manufacturière. Autrement dit, les biens manufacturiers qui ont longtemps nécessité des équipements techniques lourds pour leur production sont, désormais, fabriqués à partir de machines légères à commandes numériques. Plus concrètement, il est désormais possible, à travers la conception en quelques minutes d’une pièce sur ordinateur, de réaliser tout le travail par une découpeuse laser ou une imprimante 3D. Par ces nouveaux procédés de fabrication,  les processus de production et d’innovation ne peuvent que s’en trouver propulsés, apportant ainsi de nouvelles réponses à des problématiques réelles de la diversification du tissu industriel. Pour ce qui est des avantages de la fabrication assistée par ordinateur, je dois préciser que la commande numérique est un procédé automatisé de positionnement réalisé à partir d’un ordinateur. Ce procédé permet de réaliser des tâches plus faciles mais plus techniques que dans la fabrication conventionnelle. Par exemple, la réalisation de pièces complexes devient  plus facile, comparativement aux machines classiques. Le temps des manœuvres manuelles des opérateurs est réduit ainsi que le temps de surveillance dans la fabrication d’un bien. Le rendement et la qualité sont constants, il y a même une diminution du nombre de machines nécessaires pour une production donnée. Par ailleurs, les outils numériques et les matériaux sont de faibles coûts et faciles d’usage, ce qui facilite leur acquisition et favorise, non seulement, la maîtrise des processus de production, mais permet également la réalisation du prototypage rapide, à moindre coût et en amont du processus d’innovation. L’apprentissage, quant à lui, se trouve également radicalement transformé, car il se base désormais sur un cycle essai/erreur. Face à cet enjeu de la numérisation de l’industrie, quel a été le rôle des pouvoirs publics dans les pays ayant réussi le virage numérique ? D’une façon générale, les Etats, à travers le monde, ne sont pas restés indifférents à cette transformation au numérique, car elle implique un bouleversement bien plus profond qu’une simple évolution technologique. Il s’agit ici d’une rupture dans les process de production qui impose de nouvelles façons de travailler, influant positivement sur la croissance économique. L’innovation, le progrès technique et une meilleure formation du potentiel humain sont autant de façons d’accroître, aujourd’hui, l’efficacité des ressources disponibles à l’échelle nationale. Aussi, les pouvoirs publics ont contribué à la création de conditions-cadres favorables au développement du numérique. Pour nous limiter au premier enjeu, ils ont démocratisé l’accès aux machines numériques auprès du grand public par la création d’espaces d’éducation et d’apprentissage centrés sur les questions techniques et la fabrication d’objets à partir de fichiers informatiques. Ce type d’espaces abritant différentes sortes d’ateliers de fabrication numérique s’est essaimé à travers le monde en prenant différentes formes: Fablab (contraction du mon anglais Fabrication laboratory), Makerspace, Hackerspaces, Medialabs, Techshops, etc. Chaque pays a développé des espaces spécifiques pour propulser son industrie vers le numérique par, entre autres, l’appui à la formation et l’apprentissage du «faire» pour promouvoir l’appropriation des technologies numériques par le grand public, impulser la transformation des activités de production de leurs entreprises et former leur société dans les métiers industriels de demain. Mais  bien que différents dans leurs objets, tous ces lieux tiers, que l’on peut qualifier de premier pilier dans la transformation numérique des entreprises et de la société, ont un socle de valeurs communes, le travail collaboratif et le partage des savoir et savoir-faire comme moyen. Ces deux principes de base qui structurent ces espaces favorisent, non seulement, le développent de la créativité par le croisement des compétences tant nationales qu’internationales, mais également la transformation des activités de production de biens et services par les échanges des fichiers techniques au sein des réseaux mondiaux de Fablab. Structurés, les Fablab offrent la possibilité de puiser dans le pool international des technologies. Ce partage dans les savoir et savoir-faire favorise les gains de temps et offre des opportunités d’avancées techniques pour certains pays et de combler rapidement les retards technologiques pour d’autres. Autrement dit,  un bien  conçu et produit aux USA, par exemple, peut être reproduit dans d’autres Fablab du monde : Espagne,  Inde, Algérie ou en Ethiopie. En plus d’être le premier pilier dans la transformation de l’industrie, les Fablab ont un important impact sociétal. Ils constituent une formidable opportunité pour former massivement les citoyens aux métiers du numérique, donnant ainsi la chance à la jeune génération de mieux affronter le monde futur en lui donnant la capacité d’intégrer le monde entrepreneurial de l’économie numérique du XXIe  siècle.   Pouvez-vous nous donner des exemples de pays ayant favorisé le développement de  Fablab ? Un pays comme la France a vite compris que le développement des Fablab a un fort potentiel de transformation des activités de production et de consommation.  Il se donne, depuis 2010, les moyens d’être une grande puissance économique dans le contexte numérique de demain. En plus des espaces publics dédiés au numérique (EPN), l’Etat a essaimé à travers son territoire 151 Fablab, selon le réseau mondial des Fablab (2016). La France occupe la deuxième place, après les USA, qui totalisent 156 Fablab. Dans cette course effrénée de transformation des activités traditionnelles de production et de consommation, un grand nombre de pays ont converti des lieux désaffectés, des  casemates,  en Fablab. Pour terminer et selon la même source, les pays arabes totalisent 47 Fablab labellisés par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la Fab Foundation, avec en tête du classement l’Arabie Saoudite (10 Fablab), suivie de l’Egypte (9 Fablab) et du Maroc (6 Fablab). Le continent africain, quant à lui, totalise 50 Fablab labellisés. Avant de revenir sur la numérisation des entreprises algériennes, pouvez-vous nous faire le diagnostic de notre industrie  ? Je crois que les faiblesses structurelles de l’industrie algérienne sont connues. Elles se trouvent dans une faible compétitivité, une structure industrielle à faible synergie, une absence ou insuffisance de capacités de conception et d’innovation,  un secteur privé de type familial, un secteur public affaibli, une absence de structures d’engineering, un environnement des affaires encore défavorable et une structuration imparfaite de l’espace méso-économique. Le marché national est donc modeste, il ne tire pas d’avantages des progrès technologiques qui bouleversent l’économie mondiale. Et la question de la préparation à l’avenir par la transformation de nos activités traditionnelles de production est primordiale, surtout en temps de crise. Jusqu’à ces dernières années, toutes les analyses économiques se référaient au fameux «syndrome hollandais» et à la désindustrialisation de l’économie nationale sans proposer de réelles solutions. Toutes les initiatives politiques ont été frappées d’un constat dramatique. Notre retard industriel se creuse et la diversification de notre économie tarde à voir le jour, faute d’une politique volontariste. Il s’agit, désormais, de changer de politique et de rompre avec certaines de nos constantes, notamment en ce qui concerne nos grands programmes de création de zones industrielles, où le nombre d’entreprises implantées prime sur la qualité des services et de formation créés, des analyses insuffisamment ciblées, manquant de prospective, ne pouvant donc apprécier les vrais moteurs de la croissance et encore moins identifier les opportunités réelles, les financements lourds d’un secteur public peu performant. C’est une trajectoire qui, si elle devait perdurer, peut mener le processus de développement du pays  à une impasse. Le temps n’est plus à la tergiversation, comme il n’est plus à l’analyse des raisons qui ont mené à ces faiblesses structurelles de notre industrie. Pour surmonter  la situation et faire face aux évolutions induites par le numérique, il est nécessaire de coupler discipline budgétaire et construction d’une capacité d’absorption technologique du numérique afin d’augmenter l’efficience du travail ainsi que la qualité et la différenciation du produit. La logique des marchés ne peut, à elle seule, pallier les faiblesses de l’industrie et porter les changements structurels nécessaires et indispensables à notre économie. L’intervention de l’Etat est donc nécessaire pour montrer le cap, créer les conditions-cadres favorables à la transformation des activités productives des entreprises et préparer l’avenir de l’Algérie.  Il s’agit de mener à présent des analyses sur les points forts de notre économie, car il y en a, pour les renforcer par l’implémentation de Fablab, espaces d’apprentissage et de création abritant de nouvelles manières de produire et d’innover. Ce qui ne manquera pas de faire émerger de nouveaux modèles économiques et une transformation du rapport à la production, à la consommation et au travail. D’après vous, dans quelle mesure l’industrie algérienne pourrait-elle accrocher le wagon du numérique ? Il est clair que nous ne pouvons pas intégrer d’emblée l’industrie 4.0 qui caractérise l’industrie allemande par exemple, mais les pouvoirs publics peuvent donner une impulsion forte en désignant clairement le développement de l’économie numérique comme une priorité nationale dont il s’agit d’en développer les infrastructures, les usagers ou les produits. En un mot, il s’agit de construire les conditions-cadres favorables à la transformation des activités productives des entreprises. Les challenges de la transformation numérique et la préparation aux métiers du futur, commencent par l’essaimage de Fablab à l’échelle du territoire national pour amener les différentes wilayas à se spécialiser selon leurs ressources sur une production donnée, diversifiant ainsi la production industrielle nationale. Il est clair qu’il ne peut y avoir de diversification de la production sans spécialisation des territoires, et la création de Fablab peut y contribuer grandement par le développement d’ateliers de fabrication numérique répondant aux spécificités de chaque wilaya ou région du pays. En fait, des actions ont déjà vu le jour mais pour la plupart sont restées timides : l’année universitaire 2016/2017 a été décrétée année du numérique par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Le ministère des Finances a créé une commission dédiée au numérique et instauré des partenariats multisectoriels. Différentes initiatives, de tailles et d’ambitions différentes, se sont développées, mais sont en fait restées, pour la plupart d’entres elles, cloisonnées dans les structures universitaires ou ministérielles. Ce qui n’a pas donné de visibilité importante auprès des entreprises, des investisseurs ou encore du grand public pouvant induire une transformation économique et sociétale. Il faut également citer le cas d’initiatives privées dans le domaine du numérique, mais toutes ces actions éparses ne peuvent constituer un élan national. Mais, il est désormais urgent, dans cet univers en constante mutation qui menace l’industrie nationale, de réagir et de transformer nos activités industrielles traditionnelles, au risque  de voir notre industrie sombrer et être supplantée par des acteurs franchissant les barrières du marché national. La transformation numérique de l’industrie est une partie qui se joue à deux, Etat-entreprises. Elle est liée à la prise de conscience de ses dirigeants à construire l’écosystème du numérique par l’essaimage de ces espaces dédiés à la démocratisation des outils numériques et à la spécialisation des territoires dans les métiers d’avenir, d’une part, et à la volonté de ses entreprises de basculer vers ces modes de production et de remettre en cause les situations établies pour transformer leurs activités productives et booster leur croissance, et à une plus large échelle, la croissance économique du pays. Pour terminer, je dirais que les évolutions en cours mettent à mal l’industrie du pays et la volonté politique d’y faire face peine à s’affirmer.  Alors qu’au-delà des emplois directs et indirects qu’elle représente et de ses effets structurants sur l’ensemble de l’économie, l’industrie constitue l’un des principaux vecteurs de la croissance économique. Sans oublier qu’elle est également le facteur essentiel du maintien de l’équilibre de la balance commerciale nationale. Au final, laisser faire le marché dans cette transformation au numérique, c’est mettre notre industrie hors-jeu sur le terrain de la compétitivité et hypothéquer lourdement l’économie nationale.  


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