«Irriguer deux millions d’hectares suppose une mobilisation générale de tous les acteurs»



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Le ministère de l’Agriculture et celui des Ressources en eau rassurent que l’objectif des 2 millions d’hectares de superficies irriguées sera atteint en 2019. Votre avis à ce sujet ? Les Algériens sont habitués à ce genre d’information, où des projets grandioses sont souvent annoncés par leurs différents responsables politiques. A vrai dire, pour ma part, je m’interdis d’accorder du crédit à ces projections sans commune mesure avec la réalité nationale. Pouvoir irriguer deux millions d’hectares en 2019, c’est-à-dire dans un an, cela suppose que les quantités d’eau nécessaires sont déjà stockées dans des barrages, que les périmètres à irriguer sont déjà identifiés et équipés. Chacun sait que chez nous, malheureusement, la construction de barrages prend trop de temps ; et quand le barrage est achevé, la mise en place du réseau de distribution est souvent oubliée pour des temps immémoriaux. Il faut aussi aborder la problématique du matériel d’irrigation à mettre en œuvre pour satisfaire aux exigences d’un programme ambitieux. Ce n’est certainement pas avec les petits asperseurs, ni les enrouleurs très mal adaptés aux conditions souvent venteuses, que ce programme peut être réalisé. Quelles conditions assurer pour réussir ce programme ? Irriguer deux millions d’hectares suppose une stratégie nationale impliquant une mobilisation générale de tous les acteurs : administration, institutions de recherche, universités, associations d’agriculteurs, etc. La mobilisation des eaux de surface par une construction permanente de lacs collinaires, de barrages et celle des eaux souterraines doivent être le souci majeur du gouvernement. La réussite d’un tel programme si ambitieux nécessite des études en amont fort nombreuses : quel système de cultures, quel matériel d’irrigation ? Il faut bénéficier des progrès réalisés dans le monde : système d’irrigation goutte-à-goutte enterré, centre pivot. Un aménagement du territoire national doit être minutieusement envisagé avec tous les acteurs susceptibles d’apporter leur contribution en favorisant les appels projets pour les universités et centres de recherche. Il est impossible, par exemple, de continuer à travailler les sols en pente pour aggraver l’érosion et pour une maigre récolte, alors que l’arbre doit, naturellement, occuper ces espaces. Qu’en est-il de l’utilisation des systèmes économiseurs d’eau ? Pour utiliser, de façon rationnelle, les ressources hydriques limitées de l’Algérie, il est nécessaire de favoriser au maximum l’emploi des systèmes d’irrigation localisés en arboriculture, cultures maraîchères, c’est-à-dire les cultures à forte valeur ajoutée. Ce n’est certainement pas en subventionnant le matériel d’irrigation, comme cela s’était fait il y a quelques années, que nous réussirons à imposer l’irrigation goutte-à-goutte. Des bassins d’irrigation et tout l’équipement ont été abandonnés par leurs bénéficiaires dès l’empoche des subventions à travers toute l’Algérie. Le vrai producteur a besoin de la disponibilité d’un matériel de qualité et de bureaux d’études compétents et sérieux pour l’assister dans la réalisation de ses projets et aussi de la facilité d’accéder aux crédits bancaires. Malheureusement, comme dans tous les autres domaines, nous accusons un retard considérable dans l’utilisation des systèmes économiseurs d’eau. D’est en ouest de l’Algérie, le système d’irrigation dominant demeure l’aspersion, dont le matériel est importé de différents pays. La pomme de terre, culture très sensible aux maladies fongiques, gagnerait pourtant à être irriguée au goutte-à-goutte (moins de maladies, meilleur rendement). Il est important de signaler que les agriculteurs ne disposant d’aucun instrument de mesure de l’humidité du sol (tensiomètre par exemple) irriguent à vue, avec tout ce que cela implique comme gaspillage d’eau et risques de maladies. Il faut signaler que depuis plus de vingt ans, dans le monde, il existe un système d’irrigation goutte-à-goutte enterré à 30, 40 cm, dont la durée de vie est de 20 ans. Ce système est employé  pour les grandes cultures maïs, blé, pomme de terre avec des avantages économiques, agronomiques très intéressants. Quid des autres points à prendre en charge pour assurer une production régulière en céréales, une filière dépendante de la disponibilité de l’eau ? Tout acteur impliqué dans le développement des productions céréalières en Algérie doit avoir en permanence présent à l’esprit les points fondamentaux suivants : Les sols algériens sont extrêmement pauvres en matières organiques, à cause des pratiques culturales suivies depuis des siècles, ou du moins depuis la colonisation. La pratique de la jachère nue favorise fortement la dégradation de la matière organique, induisant une diminution considérable de la stabilité structurale des sols dont la conséquence principale est la sensibilité aux érosions hydriques et éoliennes. Il faut souligner que malheureusement, actuellement, les structures de notre ministre de l’Agriculture conseillent, si ce n’est exigent, des producteurs de semences cette pratique. Nous voyons que l’agriculteur encourt des risques de perte de rendement assez élevés. L’agriculture est certainement le secteur, le plus exigeant en organisation, en sciences et en disponibilité des intrants agricoles au bon moment. C’est un secteur où tout retard peut avoir des conséquentes désastreuses pour l’agriculteur. Or, chez nous, les producteurs se débattent dans des situations très complexes : les semences ne sont pas disponibles au début de la campagne, sans parler des fertilisants. L’agriculture algérienne est outrageusement administrée : il faut la carte fellah (cela rappelle les années noires de la Deuxième Guerre mondiale), il faut une autorisation du subdivisionnaire des services de l’agriculture pour avoir son quota d’intrants agricoles et faire la queue au niveau des coopératives des céréales et légumes secs pour bénéficier des semences, et il ne faut pas oublier l’escorte des engrais pour couronner le tout. Je peux témoigner avoir vu, sous un froid glacial, des chaînes interminables de paysans venir pour avoir le fameux sésame. Il faut rendre un hommage appuyé aux producteurs algériens, qui font preuve d’une patience et d’un moral d’acier pour assurer leur production. La céréaliculture sous pivots en zones sahariennes pourrait contribuer à assurer une certaine production de blé dur. Depuis plus d’une vingtaine d’années, des exploitations agricoles obtiennent des rendements appréciables, plus de 50 q/ha, après bien des déboires qui ont été réglés avec le temps. Force est de constater que les nouveaux arrivants ne profitent pas des connaissances acquises et que l’Etat n’a pas apporté les correctifs nécessaires : on continue à ne pas maîtriser la qualité des semences du point de vue sanitaire et graines de mauvaises herbes. Donc, vous êtes pessimistes quant aux projections des pouvoirs publics… Personne ne peut nier le potentiel considérable de l’Algérie du point de vue pédoclimatique pour assurer des productions en fruits, légumes, céréales, légumes secs, etc. Cependant, chacun peut se rendre compte, sans être expert, que nous sommes très loin d’être sur le chemin d’une exploitation rationnelle de tout ce que notre pays peut nous offrir. Dire que nous n’exploitons ce potentiel qu’à 20% ne serait pas exagéré. Le b.a.-ba de l’agriculture n’est pas observé : la rotation des cultures, notion essentielle de l’agronomie pour assurer des productions durables, n’est pas pratiquée, de la frontière marocaine à la frontière tunisienne, on ne voit que des étendues de céréales, 75 à 80 % de la SAU, quand la jachère n’est pas pratiquée. Les superficies désherbées et fertilisées ne semblent pas dépasser les 500 000 à 600 000 ha par an. Il ne faut pas oublier le morcellement des terres, qui est un facteur non négligeable de blocage de mise en œuvre de politique hardie (elle fait fortement défaut) de développement agricole. Le sous-équipement, ou plutôt la disponibilité faible d’un matériel agricole adapté à nos conditions, assombrit davantage le tableau. Ajouté à cela une administration omniprésente, dans le sens négatif, l’irrigation de deux millions d’hectares ne peut pas, en soi, être une source de réjouissance.


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