Comment l’Algérie a déjà manqué les deux transitions-clés du XXIe siècle



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Le ministre de l’énergie, Mustapha Guitouni, s’est vanté la semaine dernière du niveau d’électrification de l’Algérie, l’un des plus élevés au monde, le premier en Afrique. Un acquis dont il ne faut certainement pas bouder la fierté qu’il peut procurer aux Algériens. Mais, car il y a toujours un mais, le modèle énergétique qui assure ce niveau de couverture (proche de 100%) est en fin de vie. Ce n’est pas Mustapha Guitouni qui en parlera bien sûr. Sujet explosif. Curieusement, même Abdelmoumene Ould Kaddour, coutumier de la communication débridée et suffocante, n’a pas évoqué ce scénario de fin de vie qui approche pour la génération électrique algérienne. La donne est pourtant simple. 97% des 15 000 mégawatts appelés par le réseau au pic de juillet 2017 étaient générés par du gaz naturel. Sonatrach n’a pas mis à jour le volume de gaz naturel nécessaire pour soutenir une telle production, il serait par itération selon un calcul référence 2015, de 44 milliards de m3. La demande de la consommation d’électricité va encore lourdement puiser dans les volumes de gaz naturel disponibles à l’exportation. L’ancien vice-président de Sonatrach et consultant en transition énergétique, Tewfik Hasni, soutient que si le modèle de génération électrique ne change pas, l’Algérie devrait mobiliser 80 milliards de m3 de gaz naturel dans moins de dix années afin de faire face à la hausse de la demande électrique domestique. Pour bien situer la courbe d’évolution de cette demande, il faut observer qu’entre les années 2000 et 2015, le nombre d’abonnés aux réseaux électriques est passé de 4,5 à 8,5 millions, tandis que la consommation intérieure de gaz pour la production électrique sur la période est passée de 20 milliards de m3 à 40 milliards de m3. En réalité, l’Algérie doit rapidement faire le choix suivant : rester un fournisseur de gaz naturel pour ses clients européens (54 milliards de m3 en 2017) ou abandonner en partie la génération d’électricité domestique par le gaz naturel. Assurer les deux fonctions n’est déjà plus tout à fait possible depuis 2013 et la perte des 8 milliards de m3 annuellement extraits du champ de Tiguentourine, même après leur retour sur le réseau en 2016. Sonatrach a très largement baissé ses fournitures à l’Italie et n’arrive plus à renouveler l’ensemble de ses contrats arrivés à terme. La bataille contrat de longue durée et passage par le marché spot a caché un vrai malaise algérien : l’incapacité à assurer les mêmes volumes d’exportation que ceux de la fin des années 2000 pour cause de montée en puissance de la consommation domestique couplée à la baisse de la production des gisements historiques et au retard dans le développement des nouveaux gisements (de moyenne taille). Pour éviter que les exportations de gaz naturel algérien ne continuent de s’effondrer les prochaines années, il faut générer l’électricité domestique autrement que par le seul gaz naturel. Il faudra recourir massivement à la génération par le solaire, stopper le gaspillage du gaz naturel dans l’habitat, et bien sûr changer la tarification de l’électrique pour en optimiser l’utilisation. Cela s’appelle une transition énergétique. L’Algérie refuse toujours en 2018 de s’y engager clairement. Sur les deux fronts de la transition, la promotion du renouvelable et la diffusion de l’efficience énergétique, le gouvernement est à l’arrêt. Préjudice considérable. Le patron de Sonatrach a certes annoncé le passage au renouvelable sur les installations des gisements. Une direction du renouvelable est créée dans l’organigramme de Sonatrach et un chantier 1,4 gigawatts d’électricité verte, essentiellement solaire, va être lancé pour économiser du gaz naturel sur les champs de la compagnie. Une impulsion importante mais qui ne fait que mettre à nu les hésitations du programme souverain de réalisation de 22 gigawatts d’électricité verte en 2030. Tewfik Hasni propose un moratoire immédiat sur la construction de nouvelles centrales électriques à turbine à gaz. Il n’y aura pas assez de gaz naturel pour les faire tourner dès 2025 en maintenant un seuil de 60 milliards de m3 à l’exportation. Nourredine Bouterfa, alors ministre de l’Energie, avait projeté une production de 25 gigawatts d’électricité en 2025, selon un scénario médian de croissance de la demande locale. Le think tank Nabni a également proposé de transférer une partie des subventions énergétiques vers le soutien au développement des énergies renouvelables afin d’en assurer la montée rapide de la part dans le mix énergétique national. Un effort budgétaire bien plus faible que celui consenti aujourd’hui pour soutenir le carburant, l’électricité ou encore le m3 d’eau du réseau public. Le coût du kilowattheure de la filière photovoltaïque est devenu concurrentiel avec les autres filières de générations carbonés (charbon, fuel, gaz) dans une dizaine de pays dans le monde, au regard de récents appels d’offres. Le retard pris dans la transition énergétique algérienne a trois raisons aujourd’hui avérées ; la peur politique du gouvernement des années Bouteflika de changer le système des incitations. Sortir de celui des carburants et de l’électricité à bon marché pour passer à celui qui pousse à la production et à la consommation de l’électricité solaire peut engendrer un décrochage dans la base clientéliste du pouvoir. La deuxième raison est la puissance persistante du lobby de l’énergie fossile à Sonatrach et au ministère de l’Energie en dépit de la succession de deux ministres «électriciens», Nourredine Bouterfa et Mustapha Guitouni à la tête du secteur. La troisième est plus stratégique. Le bloc dominant installé à la tête de l’Algérie depuis des décennies ne réfléchit plus. Il n’a pas de vision d’avenir. La transition énergétique sert pourtant directement les intérêts du pouvoir nationaliste populiste issu de l’indépendance. Elle prolonge la vie de la rente énergétique à l’exportation. Donc, le pacte mi-clientéliste, mi-social qui a porté les années Bouteflika. La transition énergétique n’est pas la seule manquée par la fin des années Bouteflika, l’autre grande mutation du début du XXIe siècle, la transition numérique est également en mode ralenti. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que fait gagner la numérisation des modes de production et de distribution à l’économie d’aujourd’hui. La qualité du backbone, l’infrastructure de base de la connectivité, est chaotique à cause d’une offre de service monopolistique qui répercute sur l’économie algérienne les difficultés d’Algérie Télécom. Connectivité en berne, désinvestissement des opérateurs du mobile dans l’internet mobile, réseau 3G, 4G chaotique, offre de services à valeur ajoutée bloquée (exemple HTA pour l’IPTV par le réseau fibré d’AT. Paiement et services en ligne à peine naissants. Le recours à la digitalisation des procès de travail avance trop lentement. Les centres d’interconnexion entre opérateurs sont bloqués, l’économie des data centers, qui fixe une partie du flux sur le territoire, attend toujours son écosystème. Natixis a lancé sa banque virtuelle la semaine dernière à Alger, un service dématérialisé assuré à la clientèle depuis plus de cinq ans dans les pays voisins. Les raisons du retard algérien dans la transition numérique sont moins complexes que ceux pour la transition énergétique. Ils procèdent de la même ADN, la peur du changement. Dans le cas précis du numérique, l’emprise sécuritaire sur la vie est prédominante. Un autre débat.


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