De la servitude volontaire à la religion du travail (2)



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Par Mesloub Khider – L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des salariés : à la fois du fruit de leur travail mais aussi de leur temps, sacrifié à la production automatique des marchandises ou des services dont les bénéfices reviennent aux seuls patrons. Assigné à reproduire les mêmes tâches répétitives et rébarbatives «intellectuelles» ou physiques, le salarié-esclave est cantonné à œuvrer uniquement dans un domaine spécialisé de la production. Sans maîtrise ni vue d’ensemble des autres process de fabrication. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. La conception s’élabore en Occident, la production en Asie, le néant économique et la mort existentielle en Afrique. Pour le dieu-argent.

Dans cette société capitaliste, le dieu argent régente notre vie. Tout le monde est soumis à sa puissante attraction. Tout le monde lui voue un amour passionné. Chacun le courtise, veut l’atteindre, l’étreindre, le mettre sous son matelas, le coucher sur son compte bancaire pour le féconder, lui assurer des héritiers. L’argent impose sa puissance sociale. De là vient qu’il nous contraint constamment à calculer, à dépenser, à économiser. A être créditeur, débiteur. L’argent humilie l’homme. L’argent corrompt l’homme. L’argent pourrit les gens. L’argent est une matière nocive qui n’a pas d’équivalent, son pareil. Il s’impose comme l’unique valeur devant laquelle toutes les autres valeurs humaines s’effacent. Les valeurs humaines ne rivalisent pas devant sa puissante position destructrice. Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme.

L’obligation de tout acheter et de (se) vendre constitue un obstacle à toute libération et autonomie authentiquement humaines. L’argent transforme les individus en concurrents, en ennemis. L’argent dévore l’humanité de l’homme.

L’échange (monétaire, marchand) est une forme barbare du partage. Le calcul et la spéculation sont devenus le moteur des rapports sociaux. L’homme, en guise de cerveau, s’est doté d’une calculette. Sa raison raisonnante ne raisonne plus. Car elle est accaparée par les calculs, parasitée par sa logique comptable. Le quantitatif a triomphé du qualitatif. L’avoir a supplanté l’être. A planté son être.

L’argent nous ampute de nos possibilités. Car, dans ce système mercantile, ces possibilités ne se réalisent qu’au moyen de la solvabilité. L’argent méconnaît l’investissement gratuit, il n’est attiré que par l’échange lucratif. De sorte que des millions d’énergies créatives meurent faute d’oxygène monétaire.

Dans cette période de crise systémique du capitalisme, l’humanité n’a pas besoin d’augmenter son stock d’argent mais, au contraire, de se débarrasser de cette matière toxique. Elle doit non seulement exproprier la marchandise et l’argent mais les supprimer. Plus rien ne doit être ravalée à une marchandise : les individus, les logements, les moyens de production, la nature. Il faut cesser la reproduction des rapports marchands, responsables de notre malheur, de notre dégradation physique, de notre dépression psychologique, de notre avilissement moral.

Nous devons œuvrer à l’instauration d’une société humaine universelle débarrassée des rapports marchands. Œuvrer à l’édification d’une société produisant non pour vendre mais pour la satisfaction des besoins humains. Une société dans laquelle les hommes et les femmes reçoivent leurs produits et leurs services librement, selon leurs besoins, sans médiation monétaire. Une société dans laquelle les relations humaines sont directement établies, sans transaction pécuniaire. Dans laquelle les oppositions de classes seront abolies. A rebours de cette société capitaliste où les individus s’opposent selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux (comme capitalistes, ouvriers, acheteurs, citoyens, sujets de droit, locataires, propriétaires, etc.).

Songeons que, pour prendre seulement le cas de l’Algérie, il y a à peine cinquante ans, toutes les catégories du monde capitaliste, ces rapports marchands étaient totalement inexistants au sein de la société algérienne. De même qu’ils étaient ignorés dans d’autres pays. Pierre Bourdieu l’a amplement démontré dans ses travaux consacrés à l’Algérie. Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de l’absence totale des catégories marchandes capitalistes dans la société kabyle.

En effet, en opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu a présenté les paysans kabyles (fellahine) comme participant (ou ayant participé) à une économie du don ou «de la bonne foi» dans laquelle le travail individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l’esprit de calcul. Il a démontré que, dans la société kabyle, il n’y a pas de distinction entre travail et loisir. Bourdieu a caractérisé le bouniya – l’homme de la bonne foi «pure» – par son «attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que personne ne songe à perdre, à employer ou à économiser». La hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d’une ambition diabolique.

Preuve que le capitalisme n’est pas naturel, mais un mode de production historique, transitoire, voué à disparaître. Pour une fois, le passé est le meilleur miroir de l’avenir, le meilleur reflet du devenir. N’oublions pas que seule la rétrospection nous permet de tracer la prospective, d’avoir une perspective. Présentement, la mémoire est le miroir de l’avenir.

Pensons qu’il existe encore dans notre vie des séquences sans argent : dans l’amour, dans l’amitié, dans la sympathie et dans l’entraide. Quotidiennement, nous cultivons encore ces échanges millénaires, sans présenter de facture. Qui nous empêche d’élargir ces rapports humains gratuits à toutes les sphères de la société ? La réponse : nous-mêmes. Par notre servitude volontaire, notre lâcheté, notre pusillanimité, notre frilosité de combativité, nous refusons de nous libérer de nos chaînes, de nos catégories de pensée marchandes, de nos valeurs mercantiles, de notre oppression protéiforme.

De manière générale, la critique demeure inopérante sans s’accompagner d’une perspective : la transformation de l’ordre existant. Cependant, la perspective sans la critique est aveugle. De même, la critique sans perspective est impuissante.

Il est intolérable, pour notre existence, de dépendre d’autres individus (patrons, employeurs publics) qui tiennent entre leurs mains notre destin. Il faut en finir et avec l’auto-domination et avec l’autocratie. Le système de domination capitaliste est le plus totalitaire, le plus complexe, le plus destructeur. Notre vie est tellement conditionnée par le capital que nous reproduisons le système quotidiennement sans être conscient de l’existence d’une autre alternative. Le capital colonise nos cerveaux. On pense au travers de ses catégories marchandes posées comme naturelles et éternelles. Donc, tout bouleversement implique la suppression et la négation du capital.

De sorte que toute transformation des structures sociales implique la mutation de notre base mentale ; et aucune mutation de la base mentale sans la suppression des structures sociales.

Indéniablement, nous ne sommes plus au stade des protestations, ni des indignations. Ni, pareillement, à la phase de la rénovation de la démocratie, ni du lifting de la politique bourgeoise. Ni à l’ère de la lutte pour l’égalité et la justice, ni à l’ère du combat pour l’Etat social et pour l’Etat de droit. Toutes les politiques économiques du capital ont échoué : le libéralisme, le keynésianisme, l’Etat-providence, le stalinisme, les socialismes tiers-mondistes militarisés, l’islamisme, le populisme, le fascisme, etc. Tous ces combats sont révolus, surannés. La société capitaliste n’offre plus d’avenir. Elle est en pleine putréfaction. Elle pue la mort. L’humanité doit donc renouer avec la Vie. Il faudrait ressusciter le vivant de l’homme enseveli par le capital.

L’époque est à la transformation radicale des conditions sociales et économiques. De la suppression de toutes les valeurs marchandes capitalistes qui nous enchaînent, nous oppriment, nous avilissent. Il faut abolir notre statut d’esclave (salarié et chômeur à vie). Il faut nous libérer de cette prison mentale bourgeoise qui nous prive de notre authentique liberté. Il faut se libérer de toutes ces figures immanentes de la domination capitaliste : politique, Etat, démocratie factice bourgeoise, argent, salariat, marchandise.

Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée, marquée au fer rouge sang. Cette vallée de larmes, cet immense rocher de Sisyphe de malheurs. Il s’agit de se réapproprier notre existence. De faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Il nous faut plus être ceux que nous sommes forcés d’être : des estropiés de la vie. Nous ne sommes rien. Alors, soyons tout.

«Nous voyons ici, au travers du discours de bon père missionnaire, à quel point le rapport que les «sauvages» (désormais constamment désignés ainsi) entretiennent avec le travail a marqué leur destin et contribué à accélérer leur «disparition» : c’est en quelque sorte leur paresse qui les aurait conduits vers la mort. (…) ils aiment mieux se laisser mourir de faim et de mélancolie que de vivre pour travailler. (…) On peut affirmer que c’est ici, dans le rapport au travail, que les antagonismes entre les cultures se sont avérés les plus forts et les plus destructeurs. Pour les Espagnols de l’époque de la rencontre, «travailler» était le signe premier d’une infériorité, et donc coloniser consistait en premier lieu à «mettre au travail» ces populations considérées, a priori, comme «inférieures».

Annie Jacob : Le Travail reflet des cultures : du sauvage indolent au travailleur productif.

M. K.


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