Abdelaziz Rahabi. Ancien ministre de la Communication et ancien ambassadeur

«Tout le monde veut participer à la désignation du prochain Président»



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On voudrait revenir avec vous sur ce moment politique que notre pays est en train de traverser avec, notamment, le spectacle de cette agitation à l’APN. Dans une interview que vous avez accordée récemment à nos confrères d’El Khabar, vous dites que les partisans de M. Bouteflika ont la conviction qu’il ne va pas briguer un 5e mandat. Pouvez-vous expliciter cette lecture que vous faites de ce qui se passe actuellement à l’Assemblée nationale ?

Déjà, il y a eu un grand débat quand il devait se représenter en 2014, au sein même de la majorité, et au sein du commandement de l’armée, ce n’est un secret pour personne. Et à l’époque, l’argument avancé par les partisans de Bouteflika, c’était de dire qu’il est en voie de guérison. Parce qu’en 2013, il avait eu des soucis de santé. Et ce qui se disait en 2014, c’est ce qui se dit aujourd’hui : possibilité de réviser la Constitution, d’avoir des vice-présidents, dissolution de l’APN, gouvernement d’union nationale…

Donc ce discours, on l’a déjà entendu comme option en cas de non-représentation de Bouteflika ou de non-organisation d’élections présidentielles tout en étendant son mandat. Il ne faut pas lire juridiquement ce qui se passe en Algérie, parce que nous ne sommes pas dans un Etat de droit. La preuve, c’est que le Conseil constitutionnel, avec tout ce qui se dit, tout ce qui se passe, ne s’est même pas prononcé. Le Conseil constitutionnel n’est pas une institution juridique, c’est une institution éminemment politique.

Parce qu’elle est chargée de veiller à l’équilibre des pouvoirs entre les institutions et entre les institutions et l’Etat. Donc ce que nous subissons aujourd’hui, c’est un problème fondamentalement politique. Je pense que le souci principal des partisans de Bouteflika, c’est comment envisager l’après-Bouteflika en termes de rente.

Ça, c’est le propre de tous les systèmes absolutistes comme le nôtre, et c’est le propre de tous les systèmes de présidence à vie. Et puis, il y a un autre problème : c’est le fait que le Président, pendant 20 ans, n’a pas préparé une élite politique. Au contraire, il a mis toute son énergie à bloquer et ne pas promouvoir les jeunes compétences politiques en mesure de continuer le travail de l’Etat. Il n’a pas l’esprit de continuité de l’Etat. Comme je le dis, c’est un homme de pouvoir, ce n’est pas un homme d’Etat.

D’après vous, cette question de la succession de M. Bouteflika, ou du 5e mandat, n’est-elle pas l’un des enjeux de ce qui se passe à l’APN ?

Ce qui se joue à l’Assemblée nationale, c’est l’après-Bouteflika. Qui organise l’après-Bouteflika ? Traditionnellement, depuis 1962, c’est le commandement de l’armée qui essaie de promouvoir un consensus au sein même du commandement, après, il faut arriver à un consensus dans la société. Il se trouve que les signaux que nous recevons ces dernières années donnent le sentiment que le Président voudrait que cela ne soit pas au bénéfice de la seule armée. Donc, il y a une sorte de guerre de positionnement.

Les clans veulent se positionner. Tout le monde veut participer à la désignation du prochain Président. On n’est plus dans le scénario classique où il n’y a que l’armée qui décide. Aujourd’hui, il y a des partis politiques, il y a l’administration qui joue désormais un rôle politique en Algérie, et les hommes d’affaires bien sûr.

Louisette Ighilahriz a démissionné du Conseil de la nation. Elle a déclaré à El Watan : «Ce n’est pas le Président qui parle, c’est un groupe qui parle en son nom.» Elle a l’impression, ajoute-t-elle, que «le Président est pris en otage». Qu’en pensez-vous ?

Je regrette qu’une grande militante de la première heure ne soit pas aussi connue que son acte de bravoure et de courage qui est la continuité de son combat politique, et qu’elle ne soit pas suffisamment médiatisée. Vous savez, dans la tradition arabo-africaine, on prête une sorte d’infaillibilité ou de sacralité au chef, alors, on pense que le chef n’a jamais tort. Le Président est responsable de la situation politique actuelle. Il est responsable des dépassements qui se sont produits. Il est responsable du manque de visibilité qu’on a dans la société.

Ce 4e mandat se termine décidément dans le chaos le plus total avec la crise de l’APN, les scandales de corruption… A ce propos, vous avez déclaré à El Khabar que cette affaire des généraux-majors qui ont été arrêtés est une façon de fragiliser l’armée, c’est bien votre sentiment ?

Les fins de règne des présidences à vie se passent presque toutes de la même façon. Elles sont caractérisées par des affaires de corruption, parce que ce sont des systèmes qui durent, donc qui installent les rentes et qui installent l’impunité. Les fins de règne fissurent également la solidarité du clan présidentiel parce que les ambitions apparaissent.

Aujourd’hui, les gens cherchent des garanties dans l’après-Bouteflika. Pour revenir à ce que j’ai dit sur l’armée : d’abord, je ne pense pas que la corruption ait commencé en 2018 au sein de l’armée. Ensuite, le président de la République qui est également ministre de la Défense nationale a une responsabilité politique dans toutes les affaires de malversation. Je pose aussi le problème du timing : pourquoi avoir attendu six mois avant l’élection présidentielle pour livrer en pâture à l’opinion publique algérienne une partie du commandement militaire de l’armée – qui n’est pas représentative de toute l’armée – et donner ainsi le sentiment aux gens que c’est une armée corrompue ? Socialement, l’armée accomplit les missions qui sont les siennes ; elle protège les frontières, protège la Constitution, œuvre à renforcer les liens avec le peuple. Vous ne pouvez pas dire voilà les missions de l’armée et en même temps mettre une partie de son commandement en prison à six mois de l’élection présidentielle. Il y a une sorte de schizophrénie que je ne comprends pas.

Cela ne peut être qu’une utilisation politique de l’armée dans les conditions actuelles. Et il est certain qu’après ces effets d’annonce (les affaires de corruption impliquant de hauts gradés, ndlr), l’armée perd un peu de sa crédibilité comme acteur important dans l’organisation de l’après-Bouteflika. C’est de toutes les façons ce qui est recherché par ceux qui ont fait cette opération. Je ne prête pas à Bouteflika autant d’énergie et autant de force pour faire ce qui est en train de se faire en Algérie en ce moment.

Est-ce que vous pensez, M. Rahabi, qu’il y a des chances ou même de fortes chances, comme certains le disent, que M. Bouteflika brigue un 5e mandat ? Auquel cas, quelles en seraient les conséquences pour notre pays ?

Il est certain que le 5e mandat serait une décision qui toucherait à la stabilité des institutions et la stabilité de l’Algérie en général. Le Président le sait. Il reste que son entourage peut le pousser à rester au pouvoir afin de préserver ses intérêts. C’est un scénario qu’il ne faut pas écarter. Le clan qui entoure le Président, et qui l’avait poussé en 2014 à se représenter, est toujours le même. Espérons que ce clan-là n’ait pas suffisamment de force et de soutiens. Les signaux qui sont envoyés par la société au clan présidentiel sont très forts.

Il ne faut pas se leurrer, c’est une société qui a beaucoup changé les vingt dernières années. Il y a de nouveaux acteurs politiques, il y a les réseaux sociaux, il y a la société civile, qui donnent le sentiment d’être des «réseaux dormants» mais, en réalité, c’est une société qui a sa propre dynamique. C’est une société qui fonctionne dans l’informel, qui a sa propre intelligence. Ces nouveaux acteurs politiques comptent, il n’y a pas que les acteurs traditionnels dans l’Algérie de 2018.


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