Kashoggi, de placard en placards



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Il y avait quelque chose de tragicomique dans l'attitude hautaine et assurée du consul saoudien à Istanbul, ouvrant pour un de nos confrères l'un des placards de son bureau. Comme pour signifier, selon l'expression consacrée, qu'il n'y avait pas de cadavre dans le sien de placard. Or, l'honorable consul savait très bien, à ce moment-là, que le cadavre, au complet ou en morceaux, de Jamal Kashoggi ne se trouvait plus dans ses placards, mais avait été déplacé vers un placard inconnu. Résumé des faits : le gouvernement et/ou les services saoudiens, aux intentions pacifiques reconnues, dépêchent non pas un émissaire, mais une troupe pour «discuter» avec un opposant. Or, ledit opposant pouvait être qualifié de dissident, voire de séditieux, mais il n'appartenait en rien à la catégorie des opposants traditionnels à la monarchie saoudienne. Mais dire qu'il était sympathisant de la confrérie des Frères musulmans, issue de la matrice wahhabite et saoudienne, mais fraîchement excommuniée, serait plus juste. Nier aujourd'hui que Jamal Kashoggi a approché et interviewé Ben Laden, à plusieurs reprises et par militantisme, serait comme refuser de croire que le footballeur Assad a été sympathisant du FIS.(1)  
Avant de périr tragiquement et horriblement aussi à l'intérieur du consulat saoudien d'Istanbul, comme ne le dit pas le communiqué officiel, Jamal Kashoggi a été un bon Saoudien. Au sens du terme bien compris de tous les pouvoirs autocratiques, puisqu'il a exercé plusieurs responsabilités dans la presse, publique et privée, notamment comme directeur de la chaîne Al-Arabiya. Dans le jargon du métier de réprimer et d'exclure, on dirait qu'il a tourné casaque, ou plus simplement qu'il a trahi ou changé de camp, ce qui peut valoir une condamnation à mort. Jamal Kashoggi, Saoudien modèle, a-t-il tourné le dos à son passé de wahhabite convaincu de la supériorité du sunnisme sur le chiisme, au regard de Dieu, pour défendre la liberté? L'homme qui a défendu la «sale guerre» du Yémen, menée au nom de la défense de l'arabisme et du sunnisme, contre le danger iranien et chiite, a-t-il changé son fusil d'épaule ? C'est ce que semble vouloir prouver l'article publié à titre posthume dans le Washington-Post, quotidien auquel il collaborait avant de disparaître, corps et âme. L'article, présenté comme un plaidoyer pour la liberté d'expression dans les pays arabes et principalement en Arabie Saoudite, a battu le record de lectures sur les réseaux, et notamment en France.
Autant le Washington-Post que les médias français en ont conclu, et c'est dans l'air du temps, que Jamal Kashoggi est mort pour ses idées et que la principale de ces idées était celle de la liberté. Je lisais régulièrement les interventions du défunt lorsqu'il écrivait régulièrement dans le quotidien saoudien Al-Hayat, édité à Londres, et je ne me souviens pas y avoir lu quelque chose de ce genre. De même qu'il ne s'était guère illustré jusqu'alors dans la défense des libertés d'opinion et de création, qui avaient valu la prison à de nombreux Saoudiens de sa génération. Toutefois, et dans son dernier article, paru en septembre 2017 dans Al-Hayat, le dernier puisque le quotidien a mis fin à sa collaboration, il proclamait sa différence. S'insurgeant contre les attaques et la répression, dont faisait alors l'objet le courant fondamentaliste «Saroriste»,(2) il se disait «Saoudien, mais différent», s'excluant du coup des colonnes du journal. Sachant que le quotidien londonien ne payait pas ses collaborateurs au tire-boulettes, et qu'il vivait selon toute vraisemblance de sa plume, Kashoggi est passé alors au Washington-Post. En se disant Saoudien, mais différent, dans Al-Hayat, le journaliste défendait le droit à la différence et à la liberté de s'exprimer des «Saroristes» et des autres courants saoudiens.
Plus grave et plus offensant encore pour les nouveaux dirigeants, cet article attribuait au défunt roi Abdallah l'initiative des réformes, alors que le prince héritier disait en être l'unique artisan. En 2009, alors qu'il était rédacteur en chef du quotidien El-Watan, il avait rebondi sur la volonté de réforme affirmée du roi Abdallah, en publiant une édition spéciale, avec le même titre : «Je suis Saoudien, mais je suis différent.» Dans cette édition, chacun des chroniqueurs du journal devait exprimer sa sensibilité personnelle, sa «petite identité», dans le cadre de la «grande identité» saoudienne. Au lieu de recevoir des félicitations, Jamal Kashoggi a été contraint à la démission, et il suggère qu'il le doit à ceux qui sont encore au pouvoir. En affirmant ceci, il rompait sa relation de journaliste avec Al-Hayat, et il rompait en même temps ses liens d'amitié, voire d'allégeance avec les dirigeants saoudiens. Quant à savoir si c'est cet article ou celui du Washington-Poste qui a provoqué sa mort, il faudra sans doute compter sur Al-Jazeera pour nous l'apprendre. Sachant que ni les scoops de la chaîne qatarie, ni les cris d'orfraie d'Erdogan, et les menaces feutrées de Trump ne réussiront à tromper tout le monde.
A. H.

1) Pourtant plusieurs témoins ont vu l'ailier rouquin transportant Ali Benhadj dans son 4/4 qui n'était pas encore équipé d'une batterie de sa fabrication. Pourtant, des journalistes, militants du FIS, on en a eu, autant dans la presse francophone qu'arabophone, même s'ils se sont déployés ailleurs.
2) Courant de pensée dominant en Arabie Saoudite et dont se réclamaient ou se réclament encore d'éminents théologiens du royaume, dont certains ont été arrêtés sur ordre du prince Mohamed Ben Salmane. Les plus connus sont Safar Al-Houali, Salmane Al-Awda, ou le plagiaire, idole des intégristes algériens, Aïdh Al-Qarni. Le courant doit son nom à son fondateur, Mohamed Sarour Zine El-Abidine, originaire de Syrie et ancien responsable au sein des Frères musulmans.


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