Albert Cossery

éloge de la dérision (2e partie)



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Par Mesloub Khider – Albert Cossery menait une vie d’anachorète. Ce pharaon de la littérature avait une vie réglée comme une horloge. Il a choisi de vivre modestement. Il a vécu pauvrement, mais libre. Comme un mendiant mais orgueilleux, comme le titre d’un de ses livres. Dans une de ses déclarations d’adieu, il a confié : «J’ai vécu ma vie minute par minute.» Autrement dit, sans avoir sacrifié aucune minute au capital.

Saint-Germain-des-Prés était son immense royaume. Et ce noble prince de la royale littérature a élu domicile dans une minuscule chambre d’hôtel, décrite par son ami Henry Miller dans son roman Tropique du Cancer.

Ainsi, ce dandy du Nil, à l’allure d’un lord anglais, a vécu plus d’un demi-siècle dans le même banal hôtel du Quartier latin : La Louisiane, dans la chambre 58, situé dans une modeste rue fréquentée par les touristes. «Il portait avec une aisance incomparable un costume en lin couleur beige, une chemise de soie écrue agrémentée d’une cravate d’un rouge vif et des chaussures en peau de daim marron.» Les couleurs de l’infamie. En écrivant cette phrase, Albert Cossery fait son autoportrait.

Selon de nombreux témoignages, Cossery, observant un rituel immuable, quittait sa chambre d’hôtel toujours vers 14h. Habillé comme un aristocrate, l’œil espiègle pour bien fertiliser sa curiosité littéraire par l’observation méticuleuse de ses congénères, il arpentait souverainement les rues de Paris. «Marcher, marcher, c’est une chance de pouvoir marcher et de regarder la vie. Si j’avais un appartement et si je devais penser aux draps, je serais déjà mort», a déclaré Cossery. Toujours tiré à quatre épingles, il aimait s’attablait aux mêmes terrasses de café de Paris, situées toutes en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, pour observer avec ses yeux perçants les comportements des badauds. «Gohar vit un homme d’un certain âge, aux vêtements soignés, assis dignement sur une chaise, et qui regardait la foule d’un air détaché et royal.» Ces quelques lignes, tirées de Mendiants et Orgueilleux, dessinent fidèlement le portrait de Cossery.

C’était un client fidèle du café de Flore, de la brasserie Lipp, des Deux Magots, le Bonaparte, le Chai de l’Abbaye, un amoureux impénitent du jardin du Luxembourg, etc. «C’est dans la pratique quotidienne de la rue (et des cafés) qu’on étudie la vie, pas dans les livres», aimait-il répéter. Cossery aura vécu plus de 60 ans dans son royaume de Saint-Germain-des-Prés, à l’abri de l’agitation sociale stérile et de l’affairement mercantile.

Dans les années 1980, grâce à Joëlle Losfeld, sa nouvelle éditrice (éditions Losfeld), l’œuvre d’Albert Cossery connait un nouveau souffle, une esquisse d’immortalité. En effet, les livres de Cossery commencent timidement à s’imposer sur les rayonnages des librairies françaises. Pour la première fois, il consent même à faire la promotion de ses livres. Depuis lors, ses ouvrages font désormais partie du paysage littéraire. Son œuvre a été traduite en quinze langues.

En revanche, dans son pays natal, dont il a conservé la nationalité − il a toujours profondément tenu à sa nationalité égyptienne, et il a refusé d’être naturalisé, déclarant ne s’être jamais senti Français, en dépit de son amour pour la langue et la culture françaises − longtemps l’œuvre de Cossery est demeurée quasiment méconnue. Cependant, le public égyptien la découvre tardivement à travers notamment les adaptations cinématographiques de Mendiants et Orgueilleux (1991) et La Violence et la Dérision (2001) réalisées par l’Egyptienne Asmaa El-Bakri.

En 1998, une opération du cancer du larynx le prive de cordes vocales. Après l’opération, Albert Cossery chuchote plus qu’il ne parle. Il griffonne sur un bout de papier pour «converser» quand son interlocuteur ne le comprend pas. A l’évidence, c’est un auteur visionnaire. Dans son prémonitoire roman Une ambition dans le désert publié en 1984, le seul roman dont l’histoire ne se déroule pas en Egypte, mais à Dofa, nom fictif d’un pays du golfe persique, Cossery a prophétisé la guerre du Golfe. Dans ce livre, il préfigure l’instrumentalisation du terrorisme par les puissances impérialistes. Cossery relève avec justesse combien l’existence de pétrole dans le sous-sol d’un pays est une véritable malédiction, surtout quand le pays est pauvre, car le pétrole attire la rapacité de la «grande puissance impérialistes, porteuse de toutes les ignominies» (Cossery vise ici l’impérialisme américain pour lequel il vouait une haine inexpiable).

Philosophie de Cossery

La modestie de sa vie a nourri la vie modeste de son œuvre. En effet, l’œuvre romanesque d’Albert Cossery a été parcimonieuse. En plus d’un demi-siècle de carrière littéraire (70 ans), Cossery n’a écrit que huit magnifiques livres. Avec uniquement huit ouvrages à son actif, d’aucuns ont calculé que Cossery a rédigé une phrase par jour. A la remarque étonnée émise par quelqu’un sur cette pauvreté rédactionnelle, il a répondu : «Une phrase par jour, c’est beaucoup !» Sa devise était : «Une ligne par jour.» «Mais chaque phrase doit être porteuse d’une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot.»

Cossery aspire à ce que chaque phrase soit «la goutte d’ammoniaque qui tire les gens de leur torpeur. Elle provoquera une rupture qui sapera les fondements de cette fausse cohésion imposée par les mécanismes d’une société close, stéréotypée, qu’elle soit régie par le système capitaliste ou tout autre système économique».

Cossery était un écrivain paresseux. Lors de l’une de ses dernières interviews, en 2008, il prend à témoin le journaliste et lui dit : «Regardez mes mains, elles n’ont jamais travaillé depuis deux mille ans.»

La majorité de ses romans se déroule en Egypte, son pays de naissance. Toutefois, quoique les personnages évoluent en Egypte, par la sagesse exprimée dans ses romans Cossery décrit en vérité l’homme universel. Dans chacun de ses romans revient en leitmotiv cette suggestion adressée à ses lecteurs : «Préservez votre vie des agitations stériles du monde aliénant. Epargnez votre énergie en vous dispensant de l’esclavage salarié. Au reste, dans une interview au journal le Figaro-Magazine, au journaliste qui lui a demandé : «Pourquoi écrivez-vous», il lui a rétorqué spontanément, du tac au tac : «Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain.» Ainsi, fidèle à lui-même, en conformité avec sa philosophie de la paresse, il s’est appliqué à ne jamais travailler. Il a vécu chichement de ses droits d’auteur, sans rien posséder. Pourtant, cet homme du Nil, né dans une famille copte d’Egypte d’origine grecque et syrienne, scolarisé au lycée français du Caire, tôt installé à Paris, aurait pu avoir la vie d’un bourgeois grâce à ses compétences et à sa plume. Ami de grands écrivains richissimes et de célèbres artistes fortunés, Cossery aurait pu profiter amplement de leur générosité. Il aurait pu devenir riche. Il aurait pu profiter de ses amis fortunés. Il aurait pu posséder des sculptures de son ami Giacometti, des toiles offertes par ses amis. Mais il a refusé. Car, disait-il, il les aurait vendues. Comme il aurait vendu ses dents en or s’il en avait eu…

De livre en livre, dont chacun contient plus de sagesses et de messages que des milliers d’ouvrages rédigés par des romanciers − et non des écrivains, la différence est importante aux yeux de Cossery − le philosophe du Nil dispense le même enseignement philosophique à ses lecteurs. A tous, Cossery suggère d’épargner leurs forces, de se soustraire à l’asservissement salarial. De réaliser qu’ils ne sont rien, en dépit de leur orgueil et de leur vanité. Au reste, les personnages de Cossery sont toujours des êtres en marge qui refusent sciemment «de participer au destin du monde civilisé» superficiel.

De manière générale, dans ses romans, sans concession, Cossery porte de violents réquisitoires contre la société occidentale, cette société de putréfaction. «L’Europe a voulu donner des leçons de civilisation… Le progrès, de quel progrès s’agit-il? Je n’en vois aucun pour l’humanité… Le seul progrès possible pour l’humanité, c’est le progrès spirituel, peut-être la lucidité, la prise de conscience. Car l’illusion, l’imposture… il faut les dénoncer, il faut dénoncer les faux-semblants où qu’on soit, d’où qu’ils viennent, des tyrans ambitieux, aussi bien que des révolutionnaires velléitaires».

«Je suis contre la société répressive, la morale conformiste et ceux qui l’incarnent, l’aliénation causée par le progrès et le désir de la richesse à tout prix. Les pauvres sont des marginaux, pour eux la vie est simple, ils n’ont rien et se moquent de tout ; les autres refusent la mentalité d’esclave, le mode de vie moutonnier et choisissent de vivre différemment Je le répète à tout moment que la vie est simple, surtout en Orient, le climat, le soleil aident beaucoup. Plus on va vers le sud, plus on a de temps pour observer, méditer, c’est cela l’Orient. Mais, en même temps, quand je décris la misère égyptienne, c’est la misère universelle, l’oppression universelle que je représente et n’importe quel lecteur dans le monde peut s’y reconnaître. Il suffit d’aimer la vie, quand on aime la vie, on la trouve n’importe où, il faut savoir être le roi de la vie».

A l’évidence, Albert Cossery a marqué de nombreux lecteurs par sa philosophie de la dérision. Moraliste incisif et percutant, il aimait contempler les personnes pour faire ressortir leurs travers, dénoncer leur suffisance, leurs puériles croyances. Comme son modèle Diogène, philosophe grec de l’Antiquité et célèbre représentant de l’école cynique, Cossery cultivait le dénuement comme d’autres aiment prétentieusement fertiliser leurs comptes bancaires. Il veillait à préserver sa pauvreté matérielle comme d’autres s’échinent ridiculement à fortifier leurs richesses. A combler son être comme d’autres s’acharnent à se remplir d’avoirs. Avec opiniâtreté et dignité. En pleine époque d’abondance des biens matériels et de la société de consommation débridée, Cossery a préféré s’adonner à l’enrichissement de son âme, à l’embellissement de son être. Diogène disait : tout ce que tu possèdes, te possède en retour. Tu crois posséder les richesses, mais en vrai tu es possédé par elles. Tu es esclave de tes biens. Appliquant à la lettre ces principes, Cossery s’est juré de ne rien posséder, sinon sa liberté. Complètement détaché des réalités matérielles, durant toute sa longue vie presque centenaire, il ne possédait comme biens que quelques vêtements, un téléviseur, une bouilloire électrique, offerts de surcroît par ses amis. «Que voulez-vous, je n’ai rien à acheter, je n’ai jamais su posséder, je n’ai pas de carnet de chèque, pas de carte de crédit, non, non, je n’ai qu’une carte, ma carte d’identité égyptienne, enfin, mon permis de séjour, c’est tout…» «Pour attester ma présence sur terre, je n’ai pas besoin d’une belle voiture», ironisait-il. Il a refusé d’être propriétaire d’une maison, ou locataire d’un grand appartement. Ennemi des superficies superficielles, il a préféré jeter son dévolu sur une minuscule chambre d’hôtel, à la dimension de sa petite et humble personne marquée par la modestie et l’humilité

En fait, Albert Cossery n’a voulu qu’une seule chose dans sa vie : ne devenir l’esclave de rien ni de personne. Pas de voiture, pas d’objet, pas d’appartement, pas de femme, pas d’enfant, pas de travail. Il a refusé toute forme d’attachement, et de possession. Pour ne pas subir de frustration, de déception, de dégradation, de déclassement. Pour ne pas vivre les affres de son ancienne amie retrouvée par hasard, quarante ans plus tard : «Une ancienne amante. Je lui demande ce qu’elle est devenue. « Trois enfants, deux divorces, quatre déménagements, etc. Et toi? « Oh moi, rien n’a changé. Je fais toujours la sieste sur le lit où j’étais couché quand tu m’as quitté…» Albert Cossery n’aime rien de moins que les scènes de ménages et les ruptures conjugales. Il n’a jamais rompu avec une femme. C’est une règle qu’il s’applique : «Les ruptures, les disputes, c’est fatigant.»

Dans ses pérégrinations parisiennes, Cossery adoptait l’attitude souveraine du poète bohémien ennemi des relations marchandes : «Celui qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et s’en va en emportant tout.» Au fil de ses successifs livres, il instruit le procès interminable de la société dominante, accusée de tous les forfaits, les méfaits. Contre ce monde d’imposture dirigé par des dictateurs habillés en costume-cravate ou en tenue militaire ou en accoutrement traditionnel oriental (il abhorrait aussi bien les démocraties occidentales décadentes que les dictatures orientales moyenâgeuses, contrairement à Kamel Daoud et à Boualem Sansal, chantres de l’impérialisme occidental, sous couvert de la défense de la démocratie), il règle à sa manière philosophique ses comptes politiques.

Cossery ne prône pas la révolution, mais la résistance passive. Dans le prolongement des ouvrages politiques de Thoreau, auteur du livre La Désobéissance civile et de Paul Lafargue (gendre de Karl Marx), auteur de l’opuscule Droit à la paresse, Albert Cossery, en romancier, prolonge cette philosophie «subversive passive» par son œuvre où la désobéissance rieuse le dispute à la paresse laborieuse. Son objectif est de démystifier les ressorts de la société marchande dominante. De dénoncer l’hypocrisie ambiante de la société. Contre ce modèle dominant il prône l’édification d’une nouvelle société bâtie par les misérables, les gens dépourvus d’ambition. En résumé, pour employer un oxymore, par des «révolutionnaires pacifiques» (oxymoron par hasard très actuel en Algérie), des révoltés pétris d’une philosophie de la dérision, adversaires impénitents de la société matérialiste. Pour Cossery, la violence est celle des nantis, la dérision est l’arme des opprimés. La paresse, une philosophie de vie.

Paradoxalement, à l’instar de nombreux Algériens conservant un culte encore vivace pour Boumediène, Cossery a toujours cultivé une étonnante passion pour le président égyptien Nasser, «le seul qui a fait du vrai socialisme et rendu la terre aux paysans».

Dans ses romans, en dépit de l’absence de projet social chez les personnages, on trouve toujours, en guise de programme de vie (et non politique, la différence est importante), outre beaucoup d’humour et de dérision, une authentique solidarité entre les hommes, et surtout une lueur d’espoir diffusée à la fin de chaque livre. Pour lui, l’humour et la dérision sont les meilleurs antidotes contre la morosité ambiante. La dérision est la seule arme en ce monde. L’oisiveté est une forme de résistance contre la vanité de l’action.

Cossery rejette la réalité des hommes et des tyrans, particulièrement la politique-spectacle et les mascarades électorales. Avec sa verve sarcastique habituelle, il écrit cette scène dans Mendiants et Orgueilleux :

«– Dieu est grand ! répondit le mendiant. Mais qu’importent les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?

– Non, je ne lis jamais les journaux.

– Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.

– Alors je t’écoute.

– Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Egypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?

Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. «Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections. » Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol.

– Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?

– Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes.»

Au travers de ses romans, Cossery délègue à ses personnages la tâche de nous transmettre ses percutantes analyses sur le monde, ses lucides observations sur la société, sa dérangeante philosophie de la dérision. Ses ouvrages ressemblent à des contes philosophiques ou des règlements de compte avec la politique.

(A suivre)

M. K.


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