Albert Cossery

éloge de la dérision (3e partie)



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Par Mesloub Khider – Selon la conception subversive de Cossery, la paresse travaille davantage à la subversion de la société que l’activisme militant politique engagé à fortifier le pouvoir par ses escarmouches, l’oisiveté œuvre plus activement à la déstabilisation du système que l’affairement stérile des professionnels de l’agitation politique ou des impuissants congénitaux syndicalistes.

«Ne rien faire est un travail intérieur», aimait répéter Cossery. Nous ajouterons pour notre part, que travailler à l’extérieur contribue à détruire son être intérieur. Ce travailleur infatigable de la paresse, se vantait de n’écrire jamais plus d’une phrase par jour, car elle devait être porteuse d’«une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot». Pour l’auteur de La Violence et la Dérision ou d’Une Ambition dans le désert, la Révolution est une affaire personnelle. Pour lui, il s’agit préalablement de se changer soi-même.

Roman après roman, Cossery réactive ses lancinants souvenirs indéfectibles de ses premières années de vie passées en Egypte. En effet, au cœur de tous ses ouvrages revient comme un leitmotiv ce décor obsessionnel de l’Egypte éternelle. Ou plus exactement Al-Qahira, Le Caire, avec ses artères obstruées en permanence de foules bigarrées, ses cafés embrumés par les vapeurs des narguilés et embaumés de grisantes discussions tonitruantes ; mais aussi avec ses habitants à la désinvolture indolente, ses marchands ambulants à la démarche languissante. Une ville où ses habitants arborent une misère joyeuse, dépouillée de toute complainte désespérée. C’est dans cette atmosphère orientale qu’évoluent les personnages des ouvrages de Cossery. En outre, ces personnages sont animés d’une conception de la vie où la revendication du dénuement le dispute à la proclamation hautement assumée de la dérision. Où la plénitude de leur être prime sur la réussite sociale réduite à la possession illimitée de richesses matérielles factices. Où l’existence vise l’accomplissement de soi sans sacrifier aux valeurs dominantes mercantiles.

Pour Albert Cossery, la vie est fondée sur l’imposture. Tout est mensonge. Particulièrement dans les hautes sphères dirigeantes dont le fonctionnement repose sur la démagogie. Tel est l’implacable constat établi par Cossery que toute son œuvre dénonce au vitriol les conventions sociales de la société de classe. Dans tous les pays, les classes dominantes ne constituent qu’«un ramassis de bandits sanguinaires», «une bande de fantoches (aux) convulsions grotesques et bouffonnes» ; ce sont «des gens qui se prennent au sérieux» mais «ne manquent jamais (leur) vocation de pitre», des gens médiocres d’une «insolente bêtise», d’une «stupidité tragique».

La paresse est le symbole d’un refus de ce monde d’imposture, un monde qu’il exécrait au plus haut point, qu’il méprisait avec une souveraineté pharaonique.

A l’instar d’Etienne de La Boétie (écrivain, humaniste et poète français – 1530/1563) qui, âgé d’à peine 18 ans, avait compris que toute domination et oppression ne s’exercent qu’avec l’assentiment tacite des sujets volontairement asservis, Cossery dévoile comment les citoyens prétendument libres vivent en réalité dans une «servitude volontaire consentie».

Aux yeux de Cossery, pour qui sait regarder le monde, ce dernier représente un splendide spectacle : celui d’une immense comédie jouée à ciel ouvert par des pantins. Pièce jouée entre les dominants et dominés. Chaque scène de la vie prête au rire. Chaque événement de l’existence est une mise en scène. Dans les plus hautes sphères, les personnages politiques se prêtent encore davantage à la comédie, à la bouffonnerie. La folie s’exprime dans toute sa grandeur au sein des relations conventionnelles établies entre des individus engoncés dans leurs certitudes, leurs conventions sociales bourgeoises.

Il n’y a pas de paysages privilégiés. Pour qui sait observer, tout spectacle de la vie peut dévoiler des surprises. Provoquer l’étonnement. L’émerveillement. Telle est la philosophie de Cossery pour qui la vie à elle seule est une merveille.

A l’instar de Diogène, le philosophe grec de l’Antiquité, qui prônait le mépris du pouvoir et de l’argent et l’éloge du dénuement, Cossery invite à la même sagesse. L’amour de la vie prime sur tout le reste. L’espoir suscite la frustration à force d’attente infructueuse. Pour éviter les déceptions, mieux vaut s’abstenir d’espérer et se contenter de trouver de l’intérêt à la vie. Pour qui sait savourer l’existence, la vie est par essence joyeuse. Chaque matin constitue l’aube d’une nouvelle vie. Une renaissance. Le bonheur jaillit dans la satisfaction d’être vivant. Même devant la «pourriture du monde», l’homme doit préserver sa joie de vivre. Par l’adoption d’une posture souverainement emplie de mépris à l’égard de l’agitation stérile du monde abject, l’homme saura traverser les vicissitudes quotidiennes avec hauteur, comme un seigneur. Avec distance. Pour qui sait se réjouir de tout, il n’a rien à craindre de la vie.

Les personnages principaux de Cossery œuvrent à la réalisation de soi. A la sculpture de soi. Cependant, à l’instar du mode de vie de l’auteur, cet accomplissement de soi implique le retrait de la vie agitée sociale, l’abstention politique. Dans l’univers dépouillé de Cossery, toutes les valeurs bourgeoises fondées sur l’affairement, l’ambition, la course au profit, la réussite, l’argent, sont proscrites. L’ambition passe, aux yeux des personnages cosseriens comme une atteinte à la sérénité de l’existence. L’ambition est assimilée à une perturbation mentale, une pathologie. Un vice irrémissible. Dans ces ouvrages, nombreux sont les personnages en rupture de ban avec la société mercantile dominante. Ainsi, certains n’hésitent pas à renoncer à leur prestigieuse carrière professionnelle pour vivre pleinement leur vie. L’un de ses personnages, professeur de philosophie (Mendiants et Orgueilleux), préfère devenir mendiant pour mieux approcher au plus près son sujet d’étude. Un autre personnage, décidé à travailler, interpelle ses parents pour leur annoncer sa résolution, et s’entend répondre : «Qu’est-ce que j’entends ? Tu veux travailler ! Qu’est-ce qui te déplaît dans cette maison? Fils ingrat ! Je t’ai nourri et habillé pendant des années et voilà tes remerciements !» (Les Fainéants dans la vallée fertile). Pour ces personnages épris de liberté, seuls les individus à l’âme vile et à la personnalité servile sont ambitieux. Et tout travail est un esclavage.

La paresse est élevée au rang de sacerdoce. L’oisiveté est hissée au firmament de la sagesse. Car elle offre la possibilité de s’adonner librement à la réflexion. Elle permet l’émergence de la révélation des révélations…

Aussi les personnages de Cossery se font-ils un honneur à cultiver la paresse pour fertiliser leur temps par la réflexion, les loisirs. Pour Cossery, le bonheur est une denrée à consommer sans modération. D’autant qu’elle est implantée naturellement dans le jardin neuronal de l’homme. Il lui suffit d’effeuiller les branches culturelles fanées semées par le système dans son cerveau pour goûter aux joies de l’existence. Du reste, tous ses personnages ont une propension naturelle à considérer la vie comme une beauté qu’il convient de protéger des flétrissures du monde abject marchand. L’optimisme est porté dans le cœur des personnages comme une foi inébranlable. Les héros cossériens croient en le bonheur comme d’autres croient en Dieu. Mus par un optimisme fortifiant, ils évoluent dans leur existence avec un sentiment de confiance absolu. Leur paradis est déjà sur terre. Même dans le dénuement, ils savourent le bonheur d’être en vie. Ils adulent la vie.

C’est ainsi qu’il nous dit de Gohar qu’«aucune calamité n’avait le pouvoir de le contraindre à la tristesse ; son optimisme triomphait des pires catastrophes». L’optimiste est ainsi convaincu du «caractère dérisoire de toute tragédie». Et l’optimiste déteste par-dessus tout «ceux qui tuent tout souffle de joie autour d’eux».

(A suivre)

M. K.

NDLR : les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.


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