La ville est connue pour sa mobilisation exceptionnelle

Vendredi de hirak à Bordj Bou Arréridj



...

La région de Bordj Bou Arréridj a beaucoup changé ces dernières décennies. Les cités de béton forment plusieurs ceintures autour du centre historique de la ville de Bordj, qui a vu sa population exploser. Le boom économique a fait le reste. La ville a cependant gardé, dans son architecture comme dans les mœurs de ses habitants, ce mélange détonant de traditions et de modernité.

Bordj Bou Arréridj, capitale du hirak ? «Errih f chbek (que du vent)», dit Mourad, un animateur du hirak qui nous reçoit dans son magasin de tissus au nord de la ville. «Makane walou.

C’est un effet d’image créé par cette photo du palais du Peuple qui a fait le buzz. Autre exemple : aux premières marches, il n’y avait aucune femme. Cela s’est libéré après le 8 mars, où il y a eu un petit carré. Le pouvoir des images a fait le reste et on est venu en famille», dit-il. En définitive, pour Mourad, la réputation de Bordj comme étant l’autre capitale du hirak n’est qu’un mythe créé et entretenu par certains cercles du pouvoir pour diminuer la pression sur Alger.

Deux choses sautent aux yeux de l’automobiliste qui emprunte la longue route à double sens entre El Yachir, capitale culinaire des Hauts-Plateaux, et Bordj Bou Arréridj, qui s’est taillé une réputation de Silicon Valley de l’électronique ces dernières années : les usines qui ont poussé comme des champignons dans les champs, où paissent encore les troupeaux de moutons et la longue ligne des lampadaires à énergie solaire qui court sur le terre-plein de l’axe routier.

A l’évidence, la région a beaucoup changé ces dernières décennies. Les cités de béton forment plusieurs ceintures autour du centre historique de la ville de Bordj qui a vu sa population exploser. Le boom économique a fait le reste. La ville a cependant gardé, dans son architecture comme dans les mœurs de ses habitants, ce mélange détonant de traditions et de modernité. «Bordj est une ville ouverte et cosmopolite.

Je pense que c’est la ville algérienne la plus ouverte avec Boumerdès et c’est cette interaction des populations et ce brassage des communautés qui ont créé une nouvelle dynamique, un nouvel élan, y compris sur le plan industriel», souligne Nabil, autre militant du hirak qui nous reçoit chez lui en cette matinée de vendredi 17 mai, 13e épisode de la révolution du Sourire. «Les gens sont venus de partout après le boom économique. Même les investisseurs sont venus de toute l’Algérie.

C’est ce qui explique l’explosion dans l’immobilier», dit encore Nabil.

Foot, business, politique et religion

Si les industriels sont nombreux à Bordj, cependant, c’est la famille Benhamadi, propriétaire du groupe Condor, qui tient le haut pavé. Ses nombreux investissements dans l’électronique, l’électroménager, l’agroalimentaire, le BTP ou encore l’énergie solaire ont fait que Bordj Bou Arréridj possède le taux de chômage le plus bas du pays.

Bien entendu, comme dans toute ville algérienne digne de ce nom, la réussite économique s’accompagne inévitablement d’une prise de pouvoir politique. Les frères Benhamadi ont des députés au FLN comme au RND, partis de l’administration et du pouvoir.

L’un des fils, lui, est président du club de football de la ville. «A Bordj, chaque entrepreneur, chaque industriel a construit sa propre mosquée», dit Hamid qui s’est joint au débat. «L’islamisme-affairisme fait un retour en force ces dernières années. L’argent arrive en masse à travers ses deux filières principales, celle du Qatar et celle de la Turquie. Par exemple, des écoles coraniques contrôlées par des courants idéologiques liés à ces filières ont été bâties en un temps record», dit Hamid qui connaît bien la sociologie de sa ville natale.

Hizb El Berouita, ou le parti de la brouette

Foot, business, religion, argent et postes politiques ou de responsabilité forment une alchimie qui ne cesse de redessiner les contours de la ville et le visage de ses maîtres. C’est une bataille perpétuelle où chaque coterie essaie d’avancer ses pions ou d’augmenter son influence. «Par exemple, nous avons à Bordj le cas d’un homme politique connu pour être illettré, mais qui, de mandat en mandat, a fini par accaparer trois sièges de député.

Travaillant en étroite collaboration avec Saïd Bouteflika, il faisait la pluie et le beau temps et réglait n’importe quelle affaire sur un simple coup de téléphone», dit encore Nabil. «On a vu aux élections des universitaires, docteurs d’Etat faire campagne pour des illettrés», s’offusque Nabil.

Pour lui, le système «koul ou wekkel» (mange et donne à manger), popularisé par le RND, a été repris à l’échelle industrielle par les Bouteflika à Bordj pour normaliser cette ville au passé politique et militant bien connu. Ce pool d’entrepreneurs affairistes qui se partagent le gâteau et se gardent la cerise, la rue a fini par lui donner le savoureux quolibet de «Hizb el berouita», le parti de la brouette.

C’est dans ce contexte que survient le hirak et cette volonté du peuple de changer ce système politico-affairiste qui gangrène le pays. Passée la claque des premiers vendredis annonciateurs d’une nouvelle révolution, chacun essaie de se placer, de rattraper le temps perdu. Toutes les chapelles politiques et idéologiques, tous les services de sécurité s’essaient au détournement, à la récupération et à l’infiltration.

Nassim est un hirakiste de terrain. Son passage à l’école a été très bref, mais il est de cette race de meneurs d’hommes qui galvanisent les foules aux premiers rangs. «Ce vendredi, gendarmes et policiers ont fermé Bordj pour que les gens n’accèdent pas à la ville en grands nombres. Il y a visiblement une volonté de reprendre les choses en main», dit-il.

«Nous voulons une vraie démocratie»

Il y a deux jours, des éléments de la brigade de recherche de la gendarmerie sont venus l’interpeller au bas de son immeuble. Conduit dans une caserne, il a été longuement interrogé sur ses activités de hirakiste, ses contacts et ses motivations avant d’être relâché. C’est le cas également de son compagnon et ami Abdennour.

Des membres des services de sécurité sont venus chez lui en son absence. Ce qui a rendu furieux Abdennour, qui estime qu’ils auraient dû l’interpeller lui, et que sa femme a été choquée par cette intrusion.

«Cela fait 12 vendredis que nous sortons dans la rue et là nous commençons à faire face à la manipulation, aux filatures, menaces et intimidations, mais cela ne nous fait pas peur.

Notre but est de libérer le peuple et notre message est clair : nous voulons une vraie démocratie. Nous ne voulons plus entendre parler de cette Constitution ”cassée et souillée”. La souveraineté doit revenir au peuple et le principal obstacle actuellement est Gaïd Salah !» dit Nassim.

Nassim raconte la longue marche du hirak depuis le premier vendredi jusqu’aux derniers épisodes où la manipulation a atteint son paroxysme. «Aujourd’hui, le hirak est manipulé de toutes parts.

Tous les services de sécurité tentent d’y mettre un pied. Moi-même j’ai été manipulé par une cellule de mouches électroniques, lorsque Karim Tabbou est venu à Bordj», dit-il. Pour rappel, Karim Tabbou a été chahuté par un groupe de personnes, histoire de lui signifier qu’il n’était pas le bienvenu dans l’autre capitale des Hauts Plateaux.

Nassim revient sur la manipulation dont il a fait l’objet, racontant avoir été invité à Bab El Oued par un activiste journaliste bien connu sur la scène nationale. «Nous sommes rentrés dans une habitation où il y avait une salle avec plus d’une dizaine de micros et des lits superposés, comme dans une caserne. Sur le coup, je n’avais pas tout de suite compris. Petit à petit, ils ont commencé à nous demander de changer nos slogans par d’autres.

Et puis, je peux vous raconter longuement comment ils ont manipulé les gilets jaunes et comment chaque mardi, la photo du tifo de Bordj arrive dans un flash disk. Au final, nous nous sommes rendu compte que nos revendications et le tifo étaient deux choses différentes et même contradictoires …», raconte encore Nassim.

Plusieurs hirakistes nous ont rejoints entre- temps et chacun y va de son histoire. «Il y a 5 personnes manipulées par l’oligarchie de Bordj. D’où viennent les 250 millions du f’tour collectif ? Vous croyez que cela vient des cotisations ? Pas du tout. En plus des services, il y a des oligarques qui tentent de tirer les ficelles derrière», dit Amir.

La vache qui a fait exploser le Hirak

Le hirak à Bordj s’est fait également connaître par l’histoire de la vache, en réalité un taureau, offerte par un oligarque pour un f’tour collectif et qui s’en est vanté par la suite. Le lendemain, des bénévoles sont allés acheter un autre veau au marché des bestiaux avant de le conduire au domicile du richissime mécène dans une camionnette. «Soug Begri !! Cette vache a fait imploser le hirak !», dit pince sans-rire l’un des jeunes animateurs.

«Il y a énormément d’infiltrations et de manipulations. Nous avons commencé à nous organiser et à conscientiser autour de nous», dit Abdennour qui semble être l’intellectuel du groupe. «Nous avons réussi à établir des interconnexions avec d’autres villes et à nous rapprocher des gilets jaunes et d’autres groupes comme les étudiants», dit-il encore, mais la bataille semble loin d’être gagnée.

La veille du 13e vendredi hirakien, trois imams diffusent une vidéo où ils appellent à la fraternité. «C’est le pouvoir qui est derrière cette initiative. Ce sont des imams ”beznassi” bien connus et ils ont appelé à une révolution ”badissia novembria”. Le tout est de ne pas s’en prendre ni à l’armée de Gaïd Salah ni au système», dit Nabil.

Objet de toutes les manipulations et récupérations, les tifos hirakiens de Bordj sont devenus le terrain sur lequel s’affrontent les projets de société qui prétendent définir l’identité de l’Algérie. Le choix de l’anglais au lieu du français sur le tifo est un message politique. Le slogan «Ni Evian ni Soummam», «Novembria, Badissia» est également un précieux indice de la tentative de mainmise islamiste sur le hirak.

Les discussions se poursuivent, mais à 14h30, il est l’heure de rejoindre la marche qui vient de s’ébranler du siège de la wilaya à travers l’ancienne RN 05 devenue l’une des principales rues de la ville. «Tu vois ces grands drapeaux carrés à l’avant de la marche ? Hadouk s’hab el djeich (ce sont les gars de l’armée). Nous, on n’a pas ce genre de drapeaux carrés ni aussi grands», dit Nassim.

Badissia novembria…

La marche se fait à cadence plutôt rapide et hormis le premier carré qui semble être organisé, il n’y a qu’une foule qui suit à grands pas en direction de la grande place où se tient le rassemblement hebdomadaire.

Arrivés sur place, les échanges sont déjà vifs et la tension est palpable entre deux groupes qui semblent s’affronter à coups de slogans. Le premier groupe, qui se distingue par un drapeau de Tamazgha, quitte bientôt les lieux aux cris de «Daoula madania machi askaria». «Ceux-là sont venus du nord de la wilaya, de sa partie kabylophone», murmure Abdennour.

Le noyau de l’autre groupe lance des slogans favorables à l’armée mais que la foule ne reprend guère. La carcasse d’immeuble inachevé rebaptisée «palais du Peuple» est entièrement occupée par les gilets jaunes. Ils passent pour être du quartier d’El Djebass, l’un des fiefs du hirak, mais également connu pour être l’un des plus défavorisés de la ville. La grande foule au bas de l’immeuble attend le moment où le tifo sera enfin déployé et dévoilé.

En attendant, on suit des yeux le drone qui dispute le ciel aux cigognes pour espionner les faits et gestes des uns et des autres ou simplement prendre des vues aériennes du grand rassemblement.

Du haut de l’immeuble, les gilets jaunes essaient de lancer des slogans pour faire monter la température. «Djeich Chaab, khawa khawa !» Assommée par chaleur, la foule répond mollement. On se tourne alors vers les slogans des stades plus rassembleurs. Aux alentours de 16h, le tifo est enfin dévoilé.

On y voit deux bateaux à voile qui s’affrontent dans une mer agitée. L’un bat pavillon français et hisse le drapeau noir des pirates. L’autre est algérien et sa voile arbore le credo : «Badissia, Novembria». Tout en haut du tifo, les mots Histoire, Unité et Patrie en arabe et en anglais.

Alors qu’on n’a pas encore fini de le déployer, le tifo se déchire au milieu. Un peu comme cette Algérie qui n’en finit pas de se déchirer autour de son passé et de son avenir. La foule se disperse dans le calme.

Nous quittons Bordj à l’heure où se prépare un grand f’tour collectif. A l’appel du maghreb, les citoyens de divers horizons vont fraterniser autour d’une table bien garnie. Et là, rien de mieux qu’une chorba dans laquelle mijotait un agneau des Hauts-Plateaux. Sur ce point-là, au moins, tout le monde semble s’accorder.


Lire la suite sur El Watan.