La riposte du peuple



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Au moment où Ahmed Gaïd Salah tient à la tenue de l’élection présidentielle dans les «plus brefs délais», les propositions de sortie de crise affluent. Alors plutôt une transition de courte ou de longue durée ? Round up.

Le chef d’état-major n’a certes pas précisément évoqué la date du 4 juillet, n’empêche, dans son discours prononcé devant les cadres de l’ANP de la 4e Région militaire (Ouargla), lundi dernier, il a fait savoir qu’il tient à l’organisation de l’élection présidentielle.

Une décision qui a sans doute ravi le Front El Moustakbel qui se dit «attaché à l’application de la Constitution actuelle en vue de trouver une solution à la crise et rejette l’entrée dans une transition qui pousserait le pays vers un tunnel obscur», a déclaré M. Belaïd au forum du journal El Hiwar, affirmant que «Abdelkader Bensalah a pris ses nouvelles fonctions en vertu de la Constitution» et que «l’instauration d’un Etat démocratique ne peut se faire avec des mécanismes non démocratiques».

«Si nous nous éloignons des dispositions de la Constitution, le pays perdra de sa crédibilité et cela ouvrira la porte à l’acharnement extérieur et à l’effondrement de l’économie nationale», a-t-il estimé. Le politologue Mohamed Hennad explique que si Ahmed Gaïd Salah s’est abstenu de réitérer la date du 4 juillet, c’est parce qu’«il réalise que le respect de cette échéance est impossible pour plusieurs raisons, notamment le refus catégorique du hirak, de l’opposition, mais aussi l’absence de candidats sérieux».

A en croire la lecture du politologue, la réaction du général-major pourrait signifier qu’il finira par accepter le report de l’élection comme un «cadeau» qu’il offrira, le moment venu, à l’opposition. Pour l’heure, Gaïd Salah explique que la tenue de l’élection présidentielle mettra en échec tous ceux qui tentent de faire perdurer cette crise, estimant que cette échéance «permettra d’éviter de tomber dans le piège du vide constitutionnel et tout ce qui s’ensuivra comme dangers et dérapages aux conséquences désastreuses».

A cet effet, l’ancien ministre de la Communication, Abdelaziz Rahabi, s’exprimant sur les ondes de la Radio Chaîne 1, a estimé que la sortie du cadre constitutionnel a été acté depuis le report de l’élection présidentielle programmée le 18 avril dernier. Mais pourquoi cet entêtement au moment où le peuple rejette massivement cette élection ? Selon Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, l’état-major s’est retrouvé dans une situation qu’il n’avait pas anticipée et qu’il ne maîtrise plus.

Il s’accroche, selon lui, à ce qui fait office de Constitution, pensant se protéger d’une accusation de coup d’Etat. «Or, cette attitude le ligote dans des limites trop réduites et fait naître des suspicions légitimes d’un calcul politicien, alors qu’une main tendue de sa part aurait pu très rapidement instaurer un climat de confiance», explique-t-il. Pour Soufiane Djilali, il est nécessaire que le commandement clarifie sa position avec un discours clair et significatif. Il confie que le parti souhaite le départ du régime politique mais pas l’effondrement de l’Etat.

Le président de Jil Jadid affirme : «Il faut donc sortir des accusations à l’emporte-pièces et avoir la volonté de construire, tous ensemble, l’Etat de droit que nous voulons. Sincèrement, la balle est maintenant dans le camp du général Gaïd Salah. A lui de nous apporter la preuve de sa bonne foi.» Mardi dernier, au lendemain du discours de Gaïd Salah, les étudiants ont manifesté, en masse, dans plusieurs wilayas du pays. Ils rejettent la tenue d’une élection présidentielle le 4 juillet. Un avant-goût de la marche d’aujourd’hui. La tenue de cette date semble donc compromise pour des raisons logistiques.

Qui plus est un nombre important de magistrats ont annoncé leur décision de ne pas superviser cette opération électorale. Idem pour plusieurs présidents d’APC. Mourad Goumiri explique que la faisabilité des élections dépend grandement des organes de contrôle (commission et magistrats), des moyens humains (55 000 bureaux de vote), matériels (préparation des urnes, des bulletins et leur transport) et financiers (plusieurs milliards de dinars pour subvenir aux paiements de toutes ces actions). Pourquoi Gaïd Salah n’a-t-il pas opté pour une des nombreuses solutions proposées ?

Transition de courte durée

Dans le but de trouver au plus vite une solution politique consensuelle en mesure de répondre aux aspirations populaires légitimes qui s’expriment quotidiennement depuis bientôt trois mois, Ali Yahia Abdennour, Ahmed Taleb Ibrahimi et Rachid Benyelles ont plaidé pour l’ouverture d’un dialogue «franc et honnête» avec des figures représentatives du mouvement citoyen (hirak), des partis et des forces politiques et sociales qui le soutiennent.

Les trois signataires de l’appel ont également souligné qu’une période de transition de courte durée, conduite par des hommes et des femmes n’ayant jamais appartenu au système profondément corrompu des 20 dernières années, est nécessaire. Une proposition saluée par Jil Jadid. Pour Soufiane Djilali, cette proposition va incontestablement dans le sens voulu par le mouvement populaire. Selon lui, elle est portée par trois personnalités reconnues, qui n’ont aucun lien avec le régime déchu. «Je sais que certains compatriotes contestent l’un ou l’autre des signataires.

Mais il me semble qu’il faut s’attacher au contenu de la lettre et non aux divergences idéologiques», suggère-t-il. De son côté, l’ancien chef de gouvernement, Ahmed Benbitour, a également estimé qu’une période de transition de 8 à 12 mois est nécessaire pour élaborer un programme de sortie de crise «assez détaillé et prêt à la mise en œuvre» et organiser une élection présidentielle.

Même son de cloche du côté de Jil Jadid. Selon son président, dès le 10 mars et bien avant la démission de l’ex-Président, le parti a proposé une feuille de route qui plaidait pour la mise en place d’une phase de transition d’une durée de 6 à 12 mois avec une Présidence de l’Etat et un conclave qui réunit les partis, les associations, les syndicats et les personnalités nationales afin de préparer toutes les conditions d’une future élection présidentielle dans les normes.

Le Président élu devra alors, selon la feuille de route de Jil Jadid, engager les vraies réformes dont a besoin le pays, en commençant par une refonte de la Constitution, avec la séparation de la justice de l’Exécutif, le rééquilibrage du pouvoir en faveur du Parlement et l’ouverture sérieuse du champ politique et médiatique. «Il faudra ensuite passer rapidement aux réformes de l’économie, de l’éducation et de la santé. Nous sommes dans une phase exceptionnelle.

Elle peut donner naissance à une Algérie nouvelle où la citoyenneté aura un sens», propose-t-il. Abdelaziz Rahabi a de son côté affirmé que le passage d’un système non démocratique à un système démocratique ne peut avoir lieu sans une période de transition, permettant à la société de se réorganiser à travers les syndicats, les partis et les institutions.

Transition de longue durée

Fethi Ghares, coordinateur du MDS, a, quant à lui, évoqué, lors d’une conférence-débat tenue il y a quelques jours, au village Crête-Rouge, dans la commune d’El Adjiba, une période transition qui pourrait s’étendre jusqu’à deux ans.

Selon lui, lors de ladite transition, seront discutés tous les sujets brûlants et pouvant engager l’avenir du pays. Sauf que cette transition est, selon Fethi Ghares, conditionnée par «le départ préalable de toutes les figures qui incarnent le système actuel tel que revendiqué sans ambages par les millions d’Algériens qui sortent chaque vendredi manifester dans un esprit civilisationnel et pacifique».

Ce n’est que suite au départ de ces personnes qu’il faudra, de l’avis du MDS, installer un présidium composé de quatre à cinq personnalités indépendantes et consensuelles. Suivra l’installation d’un gouvernement de transition, composé également de compétences nationales et non partisanes, qui auront à gérer les affaires courantes du pays.

Une fois ces étapes franchies, Fethi Ghares propose de lancer un large débat national, qui s’étendra sur six mois, afin de permettre aux citoyens, qui ne se reconnaissent pas dans les partis politiques, de se réunir et de désigner démocratiquement leurs représentants parmi les personnes du hirak. «Ces derniers figureront dans la conférence nationale, qui aura lieu après la période de débats et se penchera sur les mécanismes et les modalités d’une nouvelle Constitution ou des amendements pour l’actuelle», a-t-il proposé.

La feuille de route du MDS comprend également l’installation d’une justice de transition qui mettra en place une commission d’enquête dont la mission sera l’examen des lourds dossiers relatifs à la corruption, les détournements et les assassinats qui ont eu lieu pendant les événements du Printemps noir et de la décennie noire. «Ce n’est que lorsque toutes ces étapes seront achevées qu’on pourra aller vers une élection libre et démocratique dans le cadre d’une IIe République, où les différences d’idées et de programmes seront sanctionnées par l’urne», a-t-il conclu.

Et si…

Si élection il y a, quels seraient les dangers ? Pour Mouard Goumiri, les dangers d’une élection biaisée originellement sont une invalidation populaire, suivie immédiatement d’émeutes de plus grande ampleur et les dérapages répressifs qu’elles risquent d’engendrer, ce qui nous conduirait droit à une guerre civile, pire que celle vécue en 1992. «Il n’est donc de l’intérêt de personne de s’acheminer vers un pareil scénario, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du pays», prévient-il.

De son côté, Mohamed Hennad estime que cette décision est de nature à assombrir davantage l’issue de la crise et, qu’au final, elle conduira aussi à la rupture entre le hirak et le commandement militaire. Une des raisons principales qui pousse le peuple à refuser cette élection est la perte de confiance en les institutions de l’Etat.

Question : une élection avec les institutions du Président démissionnaire peut-elle être réellement transparente ? «Là est le nœud du problème, dans la mesure où il est inconcevable que l’on permette à un système corrompu et qu’on essaye de dégager, par tous les moyens pacifiques possibles, de nous organiser une élection digne de ce nom, sachant que tout ce que sait faire ce système c’est frauder».

Mourad Goumiri lui estime que la question du changement des personnels et des figures les plus emblématiques de l’ancien système ne se pose pas pour les élections uniquement, mais avant tout en termes de système politique à revisiter entièrement, ce qui nécessitera du temps. En ce qui concerne les institutions constitutionnelles, telles que le Président par intérim, gouvernement et président du Conseil constitutionnel, il est très facile, selon Mourad Goumiri, de procéder à leur changement. «Je l’avais d’ailleurs proposé, dès le départ de l’ex-Président, en désignant, au sein du Sénat, une personnalité consensuelle.

Cela aurait évité suspicion, blocage politique artificiel et on aurait profité d’un gain de temps fort utile. Malheureusement, cette porte de sortie n’a pas été retenue et nous nous retrouvons dans une impasse, essentiellement due à un mur de défiance qui s’est installé entre le hirak et l’institution militaire, en complet décalage», se désole-il.

Pourtant, dans son discours, Gaïd Salah a insisté sur l’accélération du processus d’installation de l’instance indépendante d’organisation des élections : «Il est certain que l’étape principale serait d’accélérer la création et l’installation de l’instance indépendante pour l’organisation et la supervision des élections. Nous attendons, dans ce cadre, l’accélération de la prise des mesures adéquates pour la mise en œuvre de ce mécanisme constitutionnel, considéré comme l’outil juridique idoine pour préserver la voix de l’électeur et donner une crédibilité aux élections.» Sauf qu’il semblerait qu’il y ait confusion.

En effet, en se référant aux textes constitutionnels et à la loi organique relative au régime électoral, on déduit que l’organisation des élections présidentielles et leur surveillance sont deux choses différentes. Finalement, pour Mahrez Bouich, enseignant chercheur en philosophie politique à l’université Abderrahmane Mira de Béjaïa, rien n’indique qu’il y aura des élections le 4 juillet, surtout avec la mobilisation citoyenne contre sa tenue. Le chercheur explique que sur le plan constitutionnel, il est clair qu’après la dissolution par Bouteflika de la Haute instance indépendante de surveillance des élections, instance constitutionnelle (articles 193,194), les élections ne peuvent pas se tenir par voie constitutionnelle.

D’ailleurs, l’une des tâches principales de cette instance, selon l’article 194 de la Constitution, est la supervision des opérations de révision des listes électorales, chose qui n’a pas été faite vu que l’instance n’existe plus. Le même problème va être, selon Mahrez Bouich, posé sur la mise en place des commissions locales de surveillance des élections. «Rajoutant à tout cela l’impossibilité de remettre en place l’instance dissoute puisqu’elle fait constitutionnellement partie des prérogatives du président de la République élu au suffrage universel et qu’aucune autre autorité n’a le droit de la reconduire ou de la désigner», explique-t-il.

Face à cette impasse politico-constitutionnelle, une seule issue est envisageable aux yeux du chercheur, à savoir une solution politique de sortie de crise, basée essentiellement sur une période de transition qui ne dépasserait pas une année et demie et qui reposerait sur un processus constituant, basé sur plusieurs étapes.

La premièrement serait la volonté de l’institution militaire d’accompagner la révolution en marche du peuple sans pour autant essayer de la détourner en sa faveur. Deuxièmement, l’installation d’une instance présidentielle composée de personnalités neutres et autonomes. Troisièmement, le gèle de la Constitution et la dissolution de l’APN et du Sénat.

Quatrièmement, la mise en place d’un gouvernement de compétences nationales, composé de personnalités neutres et autonomes, pour gérer les affaires courantes. Cinquièmement, l’élection d’une Assemblée nationale constituante qui préparera la nouvelle Constitution, qui sera approuvée par référendum. Sixièmement, l’organisation des élections présidentielle ou législatives, tout dépend de la nature du système politique adopté par la nouvelle Constitution : parlementaire ou présidentiel.

De son côté, Mourad Goumiri estime que devant les dangers intérieurs (grèves multiformes, dégradations, règlements de comptes, complots) et extérieurs (pressions multiples, chantages, actions subversives) que le pays subit, «il y a unanimité pour dire que cette transition doit être de courte durée (avant la fin de l’année en cours), afin de ne pas aboutir à l’effondrement de l’Etat avec toutes ses conséquences».

Pour le politologue, plus le flou constitutionnel s’installe et perdure, plus la mise en œuvre de solutions consensuelles s’éloigne et les dangers s’amplifient. «Il faut donc cesser de vendre au hirak des raisonnements tautologiques et se concentrer sur l’essentiel rapidement, c’est-à-dire l’avenir de notre pays exclusivement, qui ne soit surtout pas lié à celui d’une personne», conclut-il.


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