Démocratie, mais laquelle ?



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Par Kaddour Naïmi − S’il y a un mot qui fut, demeure et sera le plus utilisé, c’est bien celui de «démocratie». Oh, merci à ceux qui ont l’affront de la dénoncer publiquement comme nuisible : tous les autoritaires totalitaires, laïcs ou cléricaux du monde ! Au moins, avec ces gens-là, la situation est totalement claire. Ce sont des ennemis déclarés de toute forme de démocratie. Il reste les prétendus «amis», «partisans» et «défenseurs» de ce qu’ils appellent la démocratie. Dans ce texte, contentons-nous d’une présentation essentielle, espérons non superficielle. L’important est de fournir quelques éclaircissements offrant des pistes de réflexion.

Invention

Commençons par les inventeurs du mot : les Grecs antiques. D’abord, il faut leur reconnaître le mérite d’avoir créé cette idée, ce concept. Ensuite, il faut ne pas être dupe. Ce sont les membres de l’oligarchie dominante athénienne qui ont vanté et défendu cette démocratie. En fait, elle existait uniquement entre les membres de cette oligarchie, détentrice du pouvoir étatique, économique et idéologique dans la cité. Le peuple, les femmes et les esclaves, autrement dit la grande majorité de la population, en étaient totalement exclus. Ce fut cela la démocratie athénienne. Et elle fut impérialiste envers les autres cités et territoires de la Grèce, et même au-delà, notamment en Italie du Sud.

Démocraties oligarchiques : premières adaptations

Dans la Rome antique, les luttes citoyennes du peuple réalisèrent un progrès. Dans la République romaine, elle aussi impérialiste, l’oligarchie, constituée par les patriciens (les membres du Sénat, l’empereur) furent obligés de reconnaître des droits au peuple travailleur qui parvint à élire ses représentants, les plébéiens. Bien que les patriciens s’efforcèrent de maintenir le pouvoir entre leurs mains, en excluant totalement les représentants de la «plèbe», ces derniers parvenaient néanmoins à infléchir le degré d’exploitation-domination exercé par l’oligarchie sur le peuple. Ce progrès nécessita des guerres civiles sanglantes où le peuple laborieux (les plébéiens) furent obligés de payer le prix le plus coûteux.

Vint ensuite l’obscure période féodale, où le mot même de démocratie s’évanouit. Quand cette époque funeste entra dans des contradictions insolubles, les communes commencèrent à se former puis à revendiquer leurs droits. Ce fut la naissance de la bourgeoisie marchande et financière. Avec le développement de ses activités économiques, elle comprit qu’il lui fallait éliminer la caste féodale, devenue parasitaire. C’est alors que progressivement le mot démocratie revint à l’ordre du jour. Cet idéal convenait à la bourgeoisie. Il impliquait la liberté… du commerce, d’investir et de réaliser des profits (au détriment des autres), jusqu’à parvenir au fameux slogan du ministre Guizot, «Enrichissez-vous !», bien entendu sans dire par quel moyen, car on le savait au détriment des victimes de cet enrichissement d’une minorité privilégiée. Dans cette perspective, la religion fut, évidemment, embrigadée, notamment sous sa forme protestante, au prix de guerres civiles monstrueuses. «Tuez-les tous et Dieu reconnaîtra les siens !» fut le slogan favori.

Mais la caste féodale résistait, tenait à son parasitisme, cherchant à exploiter à son profit la bourgeoisie naissante, plus riche. Les contradictions devinrent telles que la bourgeoise fut obligée de recourir à la révolution armée, d’abord en Angleterre (Cromwell), puis en France (1789). Les révolutionnaires français mirent en avant le slogan «Liberté, Égalité, Fraternité». Mais très vite, environ trois années après, des éléments de la bourgeoisie, dont Robespierre était le représentant le plus en vue, transformèrent la liberté en celle du… commerce, au détriment des libertés politiques, éliminées à coups de guillotine contre ceux qui défendaient une liberté en faveur du peuple travailleur (hébertistes, babouvistes, «Enragés», «Sans-Culottes»). L’égalité, elle, fut enterrée, ainsi que la fraternité, manière familière à l’époque, peut-être un reste de féodalisme, pour désigner la solidarité. Et, pour se légitimer, Robespierre et sa clique inventèrent une nouvelle religion, celle de l’«Être suprême», pour aliéner le peuple à leur pouvoir oligarchique.

Quant à la république qui vit le jour aux Etats-Unis, dans la Constitution le mot «démocratie» ne figurait pas ! Et les droits du citoyen proclamés ne comprenaient pas les esclaves. Le pays nouvellement colonisé, au prix des génocides de populations autochtones que l’on sait, fut la proie d’une oligarchie de type nouveau. Mais, au fond, elle fonctionnait comme celles antiques grecque puis romaine.

Adaptations modernes

Ainsi, la classe bourgeoisie, à travers ses représentants politiques (également économiques et idéologiques), parvint à dominer entièrement le pouvoir étatique, renforçant en retour son pouvoir économique et son emprise idéologique. Le système capitaliste était né. On l’orna du substantif «libéral», en référence, évidemment, à la «sainte» liberté, celle d’exploiter les plus faibles, à savoir la majorité du peuple.

On prit le soin de légitimer ce système également par la religion. La Bible affirme la volonté divine de créer des riches (autrement dit les exploiteurs) et des pauvres (les exploités). Les Evangiles accomplirent un progrès. Ils fustigeaient les riches (exploiteurs) et honoraient les pauvres (exploités) en déclarant que les premiers n’entreront pas plus au Paradis qu’un chameau au travers de l’ouverture d’une aiguille, tandis que les seconds bénéficieront pleinement du Paradis. Ainsi, les castes cléricales juive et chrétienne ont pu jouir de privilèges, en échange de la légitimation qu’elles accordaient à l’oligarchie.

Ce système capitaliste entraîna ce que sa nature même devait entraîner : l’expansion coloniale, l’invasion armée des autres territoires disponibles, les génocides de leurs peuples et la rapine de leurs matières premières. La propagande de l’oligarchie bourgeoise appela ces actions criminelles la «découverte» du «nouveau monde», où elle déclarait porter, déjà !, la «liberté», la «démocratie», et, avec elles, la «civilisation», qui comprenait la «révélation chrétienne».

Ainsi, sont nées les «démocraties libérales». Deux mots plutôt qu’un seul masquaient mieux la laideur du système exploiteur-dominateur, tout en l’enjolivant. En effet, la démocratie se partageait uniquement entre les castes formant l’oligarchie, par exemple les «républicains» et les «démocrates». Tout autre parti qui se proposait de défendre la classe des exploiteurs était dénoncé, d’abord comme «athée», ensuite comme «anarchiste», «socialiste», «communiste». Quand la stigmatisation verbale ne suffisait plus, la neutralisation s’opérait par la répression policière, puis armée, soit de manière camouflée (milice de gangsters) sinon ouverte (l’armé). Nous en sommes encore là.

Tentative avortées

Le développement de la bourgeoisie capitaliste provoqua celui de la classe qu’elle exploitait pour s’enrichir : les travailleurs des manufactures. A son tour, ceux-ci, à travers une élite intellectuelle à leur service tenta d’imiter la bourgeoisie en s’organisant pour effectuer une autre sorte de révolution : «prolétarienne», pour éliminer le système capitaliste et le remplacer par un autre d’où seraient exclue toute forme d’exploitation économique, de domination politique et d’aliénation idéologique.

Hélas, plusieurs fois hélas ! Comme dans les révolutions bourgeoises, notamment française, l’idée et la stratégie qui s’imposèrent ne furent pas celles d’un mouvement social qui s’auto-émancipait avec ses propres forces (position de l’anarchisme libertaire). Au contraire, ce mouvement social devait se soumettre à une «élite» qui s’autoproclama «scientifique et unique révolutionnaire» (position marxiste). En ceci, la théorie de Marx, après des écrits de jeunesse certes libertaires, se révéla être, dans sa nature fondamentale, une vision bourgeoise parce que de caste élitaire et autoritaire. Et comme l’idéologie dominante de l’époque était ainsi caractérisée, le marxisme l’emporta sur l’anarchisme libertaire, avec les résultats que l’on sait. L’expérience concrète fut l’impitoyable et objective critique des prétentions marxistes, déjà dénoncées lors de leur apparition par ceux qui désiraient sincèrement : «Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes.»

Le résultat du mouvement prolétarien fut dans son essence identique à celui de la révolution bourgeoise. Une caste nouvelle s’empara du pouvoir étatique, s’enrichit économiquement et domina idéologiquement. Avec la révolution française, cette oligarchie fut bourgeoise capitaliste ; avec la révolution russe, et celles qui l’imitèrent, cette oligarchie fut capitaliste étatique, et son aspect bourgeois fut masqué par une rhétorique «prolétarienne». Voilà pourquoi les structures sociales fondamentales demeurèrent d’essence bourgeoise capitaliste, quoiqu’en disaient les leaders qui continuaient à oser l’imposture de se proclamer «prolétariens».

Démocratie «populaire»

Cependant, dans le naufrage du mouvement des peuples laborieux, cette expression est à noter. A première vue, «démocratie» et «populaire» semblent synonymes, des pléonasmes. En effet, demos-cratos signifie «pouvoir du peuple» ; dès lors, pourquoi ajouter l’adjectif «populaire» ? Eh bien, pour distinguer la démocratie bourgeoise de celle populaire.

La démocratie bourgeoise reste fondamentalement semblable à la première forme de démocratie, celle athénienne : une minorité oligarchique se partage les pouvoirs étatique, économique et idéologique au détriment de la majorité de la population. Ajoutons-y l’impérialisme, ne l’oublions pas. A la majorité de la population, constituée de travailleurs dans diverses professions, est concédé le droit de vote pour choisir quel… «clan» de la caste oligarchique détiendra le pouvoir, au nom de la Cité (Athènes) ou de la nation (époque moderne). Et les appareils idéologiques médiatiques de l’oligarchie bourgeoise sont là pour conditionner le peuple à opter pour le vote non seulement «utile» mais… «libre» ! Là est l’immense succès machiavélique de la bourgeoisie capitaliste impérialiste : convaincre le peuple qu’il est totalement libre de choisir ses représentants. En effet, l’apparence y est, mais pas la nature essentielle du phénomène des élections. Il y a donc, en effet, une démocratie mais bourgeoise. Mais ses représentants n’emploient jamais l’adjectif, car il dénoncerait la nature sociale de cette démocratie, à savoir un système où une minorité oligarchique vit au détriment de la majorité de la population.

Par contre, dire «démocratie populaire», c’est préciser la caractéristique de cette démocratie : en l’occurrence, celle qui sert les intérêts du peuple. Et c’est bien là la forme de démocratie la plus complète, la plus authentique, la meilleure. En effet, ce type de démocratie implique :

la liberté, mais pas au détriment des autres, y compris dans le domaine économique ; s’il y a profit, il doit être au service de la communauté entière, et non pas uniquement d’une minorité oligarchique ; ce genre de liberté authentique implique l’égalité entre tous les membres de la communauté humaine, et non pas uniquement entre les membres de l’oligarchie ; ce type de liberté et d’égalité implique la solidarité entre tous, et non pas uniquement entre les membres des divers clans constituant l’oligarchie,.

Encore hélas ! Ce merveilleux concept de démocratie populaire fut récupéré, détourné, sali et avili par les castes marxistes ou marxisantes et leurs avatars «populistes» et «nationalistes» qui prirent le pouvoir dans certaines nations, dont l’Algérie… Au point que cette magnifique et juste expression, démocratie populaire, est devenue pratiquement inutilisable, inopérante, l’objet de sarcasmes à jute titre, car montrant une méprisable imposture. En effet, qu’y avait-il ou qu’y a-t-il de réellement démocratique et populaire dans les nations qui se déclaraient ou se déclarent telles ?

Voilà pourquoi les expériences prétendument «révolutionnaires», «pour» le peuple, ont échoué, parce que rejetées par le peuple lui-même qui se rendait compte de la tromperie. Il finissait par constater que les soit disant «leaders», «guides», «sauveurs» populaires, et autres titres ronflants, étaient, en réalité, une forme inédite d’oligarchie. Même pire que celle de capitalisme privée, car elle était totalitaire : interdits les syndicats autonomes de travailleurs, interdite la liberté d’association et d’opinion, interdite et impitoyablement réprimée toute contestation de la part du peuple de cette monstrueuse oligarchie.

Voilà pourquoi actuellement, partout dans le monde, les peuples et les intellectuels qui s’en soucient peinent énormément à trouver les mots, les idées, les concepts pour indiquer un système social «réellement» juste à construire. Certains parlent d’«Etat de droit», de «justice indépendance», de «droits humains», de «liberté», de «démocratie» (et même de «civilisation» !), sans autre précision. Cependant, celle-ci est donnée par les situations de plus en plus précaires des peuples, les enrichissements de plus en plus scandaleux de minorités oligarchiques, et les agressions de plus en plus criminelles contre l’humanité des divers impérialistes, néocolonialistes et ce qui reste encore de colonialistes.

Mais combien notent que les mots «démocratie», «liberté», «Etat de droit», «justice indépendante», «droits de l’homme», etc., ne sont jamais accompagnés des termes «égalité» et «solidarité» ? C’est-à-dire ces deux termes qui donnent précisément aux autres mots leur définition et leur contenu les plus authentiques, les plus humains, parce que ces deux mots jamais prononcés, égalité et solidarité, englobent tous les êtres humains sans exception, donc élimine toute forme d’oligarchie, donc d’exploitation économique par l’intermédiaire d’une domination politique, légitimée par un conditionnement idéologique… Celui qui objecterait que ces réflexions sont «extrémistes», «trop radicales», etc., qu’est-il sinon un privilégié, d’une manière ou d’une autre, du système social qui réduit les peuples aux misères qui, elles, sont extrêmes et radicales ?

Quand donc finira le jeu de dupes (dupeurs et dupés) de ceux qui emploient le mot «démocratie» pour exploiter-dominer de façon machiavélique, ignominieusement criminelle, les peuples de la planète, pour arriver enfin à un emploi de ce terme de manière conforme aux intérêts de l’humanité entière ?(*)

K. N.

(*) Sur le thème de la démocratie, des approfondissements se trouvent ici : La Guerre, pourquoi ? La paix, comment… (section I, Les facteurs de guerre, partie II), Pouvoir ou qui commande au détriment de qui et pourquoi ?, et section III, Quel ordre ou qui tire profit du désordre ? (partie III, pouvoir).

In https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-guerre-paix.html, librement téléchargeable.


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