Ibrahim Maâlouf au Festival de musiques du monde à Arles

«L’identité, c’est des cultures qui s’additionnent»



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Le musicien franco-libanais, Ibrahim Maâlouf, était cette année en juillet la vedette incontestée des douces soirées du Festival de musique du monde à Arles. En juillet, avant de prendre des vacances dans la montagne libanaise, Ibrahim Maâlouf a retrouvé son public sur scène accompagné d’un ensemble impressionnant : le Haïdouti orkestar. Une ambiance à chaque fois survoltée, comme lors des Sud à Arles.

La trompette à quatre pistons d’Ibrahim Maalouf s’est agréablement conjuguée aux instruments festifs du Haïdouti Orkestar : accordéon, saxophone, trompette, hélicon, tubas, trombone, percussions. Sans oublier les danseuses. Cette formation associe son énergie pour construire des ponts féconds entre diverses musiques d’origine turque ou balkanique, avec des passerelles sur les airs azéris, kurdes, syro-libanais ou arméniens.

Cela détonne et à Arles, le théâtre antique est resté accroché aux étoiles jusque tard dans la nuit. Le musicien, aujourd’hui célèbre dans le monde entier, est né à Beyrouth en 1980, au sein d’une famille renommée, par sa mère Nada, pianiste, et son père Nassim, trompettiste. Il est le neveu d’Amine Maâlouf, écrivain mondialement reconnu.

Alors sur son nouvel album S3NS, inspiré de la musique latino et qui sort en septembre, Ibrahim Maalouf a bien voulu répondre aux questions
d’El Watan.

 

Comment s’est faite la rencontre avec Haïdouti Orkestar, sur la musique du film La vache de l’Algérien Mohamed Hamidi et de ses films suivants ?

Je connais le Haïdouti Orkestar depuis longtemps. Avec Mohamed, je les ai conviés pour jouer cette musique originale que j’avais composée. Mais je les connais depuis plus de 15 ans. J’étais dans le Haïdouti pendant deux ans, avant que je fasse mes propres albums et ma carrière. Avant même mon premier album, je les avais invités pour l’anniversaire de mes 26 ans, il y a treize ans. A cette époque, cela faisait deux ans qu’on travaillait ensemble. Cette année, j’avais un peu de temps avant la sortie de mon prochain album S3NS en septembre. C’était le moment idéal.

Comment s’est établie pour vous cette relation avec ce type d’ensemble musical ?

Je suis sensible à ce que dégage Haïdouti. En général, toutes les musiques tziganes, les musiques nomades, me parlent beaucoup. Depuis toujours, le gnawi, le blues… J’aime toutes les musiques des gens qui voyagent. Par ailleurs, Haidouti Orckestar a quelque chose qui me ressemble. Ils sont issus des cultures diverses. Ils viennent de partout. C’est ce mélange-là qui les a amenés à se rencontrer et à partager leurs cultures en créant une nouvelle culture nomade, mais à partir de la France. Je me sens proche de cette conception de la création musicale.

On peut rappeler d’où ils viennent ?

Ce sont des Andalous, Maghrébins arabes ou berbères, Turcs, Kurdes, Arabes du Moyen-Orient, Grecs, Catalans, Français… Il y a de tout en fait. Le plus jeune est moitié turc, moitié chilien. C’est étonnant, c’est le monde que je défends.

C’est pour dire : «Voilà le monde tel qu’il est» ?

Oui, et pour dire c’est ça la France. Je le dis à la fin : et surtout on est tous des Français. J’aime ça dans Haïdouti. Ce mélange d’ici. Vous savez, souvent on admire les cultures d’ailleurs, parce qu’elles viennent d’ailleurs. Et qu’elles vont y repartir. La France a toujours beaucoup soutenu les cultures de partout, -et c’est génial-, mais a aussi cultivé l’idée qu’il fallait les aider là où elles étaient, mais pas qu’elles viennent à la maison. Pourtant, la France étant traditionnellement une terre d’asile, il y a toujours eu une forme de snobisme vis-à-vis des cultures du monde.

On adore les Maliens, les Sénégalais, mais quand ils jouent du tam-tam et quand ils dansent autour du feu, chez eux on les trouve admirables, mais pas ici. Il y a ce côté qui me gêne. Etant né à Beyrouth et ayant vécu dans ma vie ailleurs, j’ai envie que la France accepte cette diversité et j’ai envie de participer à cela, d’autant que les gens sont aujourd’hui un peu crispés sur cette diversité. Il faut qu’on arrête de craindre la différence. Ce projet nous oblige à danser, à chanter, à faire la fête avec des Roms, avec des Tziganes roms de Serbie, avec tous les gens qui voyagent. Noirs, Arabes, etc. Dans un esprit festif français. C’est ce qui me ressemble.

Justement, vous parlez de cette France que vous voulez «universlle». Mais est-ce la France qui doit embrasser l’universel ou l’universel qui doit embrasser la planète. Ne pourriez-vous pas partir de votre part libanaise pour rejoindre l’universel ?

Je ne pense pas qu’on soit des pourcentages d’identité. On est des couches d’identité. Mon livre de chevet a été Les identités meurtrières de mon oncle Amine Maâlouf…

J’avais d’ailleurs une question à ce sujet ; pour vous, ce sont les identités nourricières plutôt ?

Je suis tout à fait dans cette éthique-là, de la respectabilité de la différence, et que celui qui porte cette différence ait autant de respect -une sorte de respect mutuel- pour celui qui est différent de lui. Et surtout, l’idée du livre de mon oncle qui a nourri mon enfance, et je le garde en moi, c’est qu’on n’arrive pas à 100% arabe pour, au fur et à mesure des années monter à 50,70, 80%, pour être français jusqu’à atteindre le 100%. Ce n’est pas ça l’identité. Ce sont des rencontres, des cultures qui s’additionnent et font de nous des 100% français et 100% arabe ou autre origine, peu importe.

Pour vous, n’est-ce pas une chance que la France soit au milieu de ce mélange d’origines, ce qui n’est pas le cas de tous les pays ?

J’espère que les Français se rendent compte de la chance qu’ils ont, -que nous avons-, d’avoir accès à cette multi-culturalité et de ne pas la craindre. Je sais la crispation sur ces sujets là. Je vois de plus en plus de populisme et de moins en moins d’objectivité, de moins en moins de sentiments. Parfois il est nécessaire de se culpabiliser à propos des cultures qu’on a pu spolier, qu’on a éviscérées de leur richesse. La France, sans faire de catastrophisme ou de misérabilisme, a profité de la richesse de millions de personnes dans le monde en venant occuper leurs pays ou aspirer les richesses naturelles ou culturelles.

C’est cela qui a construit la France. Je n’invente rien en disant que les populations immigrées ont participé à la construction de la France. Comment est-ce possible qu’après toutes ces expériences de rencontres et de métissages on finisse par mettre la faute sur l’autre lorsqu’on a des problèmes. On ne peut pas se retourner vers les gens qui sont venus pour dire que c’est à cause d’eux. Il y a quelque chose de pas logique.

La France se crispe et dans le même temps, le métissage est sur les scènes et de partout. Votre succès en est un exemple. Qu’en pensez-vous ? C’est un paradoxe ?

Cela n’a rien à voir, mais oui, c’est un énorme paradoxe. Dans le monde entier, je trouve qu’il y a une division identitaire tout à fait étonnante où vous avez d’un côté une grande partie qui est de plus en plus large, et inquiétante, qui a peur. Ce sont des gens racistes. Ce sont des raisons sociales, économiques. Plus on crie au racisme et plus ces gens sont crispés.

Ils ont peur de perdre une partie de leur histoire, de leur identité, de leurs racines et qui s’enferment dans une vision du monde un peu binaire. Une vision assez typique d’un discours médiatique inquiétant aussi qui les isolent du reste du monde. Une autre partie, en réaction à ça développe une sorte d’hypersensibilité pour ouvrir les portes, la culture. Ils partent dans une direction opposée, celle d’une générosité incroyable. Une partie de la population s’isole de plus en plus et cherche une solution dangereuse dans la ségrégation sociale et une autre frange qui va chercher l’inverse.

Vous êtes le porte-parole de cette partie de la population ?

Non, je ne suis pas un porte-parole. J’ai la chance d’être sur scène. Je ne dis pas grand-chose. Je fais de la musique, mais ma musique parle d’elle-même et les rencontres que je crée évidemment ne sont jamais anodines. Je ne crois pas qu’on puisse rester les bras croisés ou regarder les bras ballants cette définition de l’identité se créer au détriment d’un idéal social qu’on se doit de cultiver et d’entretenir.

Votre musique parle d’elle-même, dites-vous. Il n’y a pas un album qui ressemble au précédent. C’est un métissage permanent…

C’est le domaine de l’art et le propre de la création. Comme n’importe quel autre artiste.

En tout cas, vous le cultivez particulièrement en faisant appel toujours à des gens différents pour vous accompagner, non ?

Pas plus qu’un autre artiste. Par contre, parce que je suis d’origine arabe et qu’aujourd’hui il y a une crispation vis-à-vis des arabes en France et dans le monde, suite évidemment aux attentats, cette peur générée, c’est quelque part un succès des terroristes. La terreur est là et cela génère la peur. Lorsqu’on voit un Arabe faire quelque chose à l’inverse de toute cette «terrorisation» du monde, du coup on se pose des questions sur ça. Mais ma démarche est avant tout musicale, j’essaie de faire chanter et danser le public. Et d’être un témoin comme tout artiste, pour laisser une empreinte de l’époque dans laquelle on vit.

Sur scène, vous faites monter cet été à vos côtés des enfants avec une forte implication de votre part. D’où vous vient cette envie de les faire participer ?

Ce ne sont pas n’importe quels enfants. Ou plus que des enfants, si j’ose dire. Cela fait dix-sept ans que j’enseigne. J’ai le goût de la transmission qui fait que quand je peux je fais monter des jeunes avec moi. Mais à Arles, ces enfants étaient particuliers. Ce sont des enfants qui vivent dans les bidonvilles autour de Paris. C’est une association qui suit ces enfants et m’a proposé de les inclure dans quelques dates. Pas toutes, hélas question de moyens. Arles était un passage obligé, car c’est une ville où la communauté des gitans est forte.

La troupe Aven Savore appartient à une association Intermèdes-Robinson, dont les bénévoles vont dans les bidonvilles, dans les logements sociaux, dans les structures d’accueil pour travailler avec les enfants sur place : ateliers d’écriture, de danse, de chant, d’orthographe pour les aider à s’insérer. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens ignorent en France qu’il y a encore des bidonvilles.

C’est étonnant puisque les gens et les médias parlent de camps et pas de bidonvilles. Camp, c’est politique ! Bidonville, c’est la réalité qui marque le fait qu’il y a des gens qui n’ont pas où vivre hormis ces favelas. Il y a des favelas aujourd’hui en France ! Aux portes de Paris et partout en France cela existe. On préfère ne pas voir la misère. On appelle cela «camps» en se disant que les gens vont repartir. Alors que ce sont des personnes qui ont envie de rester.

Ils veulent vivre en France, s’intégrer à la société française. Les gens confondent tout. Tziganes, gitans et Roms. Ce ne sont pas les mêmes populations. Les gitans sont des Français. Ils ont toujours vécu en se baladant. Cela n’a rien à voir avec les Roms qui ont échappé à la misère et la discrimination dans leur pays d’origine, comme la Roumanie, par exemple. Ils sont ici réfugiés et ils cherchent à se sédentariser et s’intégrer.

Vous avez consacré un album à Dalida et surtout un album à la diva de la chanson arabe, Oum Kelthoum. N’êtes-vous pas tenté de faire le même travail sur la star libanaise Faïrouz ?

C’est prévu. Cela fait longtemps que j’en ai envie. Reprendre Faïrouz, c’est difficile parce que c’est un monument hallucinant au Liban, qui rappelle la guerre pour beaucoup. Et ce n’est pas évident d’exorciser la guerre. Au Liban, il n’y a pas eu de procès. Pas de deuil. Dix-sept ans de guerre civile et ses centaines de milliers de morts et de disparus. Il n’y a jamais eu de procès, ce qui est complètement fou.

La voix de Faïrouz incarne le Liban et, malgré elle, cette période de drames. Aujourd’hui, quand on reprend Faïrouz, il y a une douleur qui est difficile à cicatriser. C’est délicat. Dès que j’en parle au Liban c’est «attention à ce que tu fais». Je travaille dessus et je cherche l’angle. Je m’entoure d’artistes qui vont m’aider à porter ça.

Vous avez chanté en français J’attendrai de Dalida. Chanterez-vous sur d’autres titres à l’avenir ?

Pour J’attendrai, c’est la chanteuse Mélodie Gardot qui m’a supplié de le faire, me disant qu’elle enregistrerait uniquement si je faisais le duo avec elle. J’ai accepté. J’aime chanter, mais je ne suis pas chanteur. J’avais aussi repris un arrangement de Ana fintizarak d’Oum Keltoum. Cela m’arrive de chanter, mais c’est anecdotique.

 

 

Arles de notre envoyé spécial.
Propos recueillis par Walid Mebarek.


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