Décès de Belkacem Babaci

Un formidable remonteur de mémoire



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Certains spécialistes subdivisent l’histoire en trois catégories : l’histoire scientifique, menée de manière académique et indépendante par des universitaires ; l’histoire officielle, portée par des Etats à travers leurs appareils idéologiques et le système scolaire ; enfin l’histoire affective, que l’on retrouve dans la mémoire populaire et qui n’est ni scientifique ni officielle.

Elle se traduit notamment par des œuvres littéraires et artistiques, mais également par l’action de leaders d’opinion, qui s’efforcent de nourrir l’intérêt de leur société à l’égard de son passé et de défendre la mémoire collective et de la diffuser. Belkacem Babaci, qui vient de nous quitter, appartenait à cette dernière catégorie.

A son propos, on peut évoquer le fameux discours de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, prononcé en 1960 à l’Unesco, dont la force a donné lieu à un proverbe moderne : «Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.» Hampâté Bâ voulait alors signaler que dans les pays de tradition orale, où de plus la colonisation avait bloqué des évolutions culturelles, l’essentiel des savoirs et des imaginaires était porté par la mémoire des individus. Il ne parlait pas seulement des grands faits historiques (règnes, guerres…) et des légendes, mais d’un patrimoine global, où se mêlaient le savoir agricole, la poésie, la pharmacopée, la météorologie…

De ce point de vue, Belkacem Babaci a été un formidable remonteur de mémoire et un agitateur d’histoire, intéressé par la guerre de Libération nationale, qu’il avait vécue en combattant pour l’indépendance, comme sur le long passé de l’Algérie qu’il a défriché à travers ses lectures et recherches personnelles, au gré de ses interrogations et passions. Il a notamment, mais non exclusivement, maintenu en vie la mémoire d’Alger, dont il était natif, dans la mitoyenneté du palais des Raïs, à la fin de la rue des Lotophages, qui reliait la Basse Casbah audit palais.

Cette activité intense de découverte et de diffusion de pans divers de l’histoire nationale, avec une prédilection pour la période ottomane, on peut affirmer qu’elle n’avait jamais été assumée avant lui avec un tel engouement et une telle influence parmi les citoyens. Très présent dans le champ médiatique, il a su faire de la radio un tremplin mémoriel efficace avec ses émissions, Mazghana, centrée sur la capitale, et Balade à travers l’histoire, envisageant tout le pays.

Mais il développait également son action à travers la presse écrite, la télévision ou des conférences publiques. Il a aussi parrainé le site et la revue Bab Ezman, gérés par sa belle-fille, Mira
Gacem-Babaci.

Faute de mesures médiatiques, on ne peut évaluer précisément son audience mais il est probable que ses «followers», comme l’on dit de nos jours, se comptaient par centaines de milliers. Non content de remuer sans cesse la vase du passé pour en extraire des faits, des personnages ou des pratiques, il a été aussi un militant de la mémoire, particulièrement en tant que président de la fondation Casbah, défendant sans cesse cette pièce maîtresse du patrimoine national exposée à tant de dérives et d’inconséquences criminelles.

Il aimait répéter que le passé est stratégique et que, sans le connaître et le faire connaître, il est impossible de percevoir et de maîtriser le futur. Ses études, reprises après l’indépendance, en droit, sciences économiques et communication, de même que ses fonctions diverses au sein de l’Etat, lui ont permis de disposer d’outils d’organisation et d’action qu’il s’est efforcé d’utiliser au mieux.

Il avait l’honnêteté de préciser qu’il n’était pas historien, au sens académique du terme. Mais ses interventions et son audience dans la société ont contribué à renforcer l’intérêt des Algériens et des Algériennes pour l’histoire, qui demeure le domaine éditorial le plus vendu en librairie.

Il a apporté la preuve vivante que l’histoire, quelle que soit sa forme, ne peut s’épanouir sans une bonne communication. Une vérité que l’histoire scientifique néglige souvent et que l’histoire officielle ignore toujours.

 


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