Un début de campagne marqué par des protestations

Les candidats face au hirak



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Alger, premier jour de la campagne électorale. Il fait gris. Temps maussade. En flânant dans les rues de la capitale, on n’a pas trop l’impression qu’on est à moins d’un mois d’une élection présidentielle, et que la campagne a officiellement démarré.

Les candidats et leurs représentants se font discrets. Ils tâtent encore le terrain. Dès lors, ce dimanche avait tout l’air d’un jour ouvrable ordinaire, avec ses embouteillages, ses marchés grouillants, ses cafés animés, ses écoliers piaillant sous les préaux… Le seul indice urbain qui trahisse l’«événement», ce sont tous ces panneaux d’affichage dressés timidement au bord des trottoirs et des places publiques, et destinés à recevoir les portraits des 5 candidats.

Seulement voilà : sur tous les panneaux que nous avons croisés, soit environ une dizaine, point de candidats, comme s’ils étaient totalement «invisibilisés» par le hirak. La seule affiche que nous ayons aperçue ce dimanche, c’était près du stade d’El Biar, et c’était un poster à l’effigie du candidat Abdelkader Bengrina. D’ailleurs, des cinq prétendants à la magistrature suprême, il est le seul à avoir entamé sa campagne à partir d’Alger. Sur sa page Facebook, son community manager a posté ce message accompagnant des photos de ce meeting inaugural : «Bengrina au milieu du peuple. Il a entamé sa campagne électorale depuis la Grande-Poste.»

Le choix du site n’est évidemment pas anodin, le bâtiment néomauresque représentant un haut lieu symbolique du hirak. Et Bengrina n’a de cesse de clamer son attachement au mouvement populaire. Cette première sortie a été toutefois chahutée par des manifestants qui l’ont vertement vilipendé. Le candidat s’est ensuite rendu au port d’Alger «où il s’est étalé sur son programme électoral, notamment le volet économique», rapporte l’APS.

Une animation au point mort

Hormis cette apparition, il n’y a pas vraiment de campagne au sens plein du terme. L’animation est au point mort. Sur les grandes artères, pas de permanences électorales, pas d’événementiel. Visuellement, les murs de la ville boudent les candidats, et les seuls slogans admis sont encore ceux du hirak. Côté vox populi, en discutant avec les gens, une tendance lourde se dégage : le rejet radical des élections.

Une position clairement exprimée, au demeurant, lors des manifs successives du vendredi et du mardi, comme cela s’est une nouvelle fois confirmé ce vendredi où des centaines de milliers de manifestants ont bravé le froid, les pluies diluviennes et le «tabrouri» pour signifier leur opposition à la feuille de route du pouvoir en place.

Pratiquement, toutes les personnes que nous avons approchées ignoraient que la campagne débutait ce dimanche. Et la majorité d’entre elles semblait avoir du mal à retenir les noms des candidats en lice. A Bab El Oued, tous les panneaux électoraux sont vides, et les seules affiches qu’on peut voir sont celles incitant les Algériens à aller voter ou bien celles relatives à la «révision exceptionnelle des listes électorales».

Près du bureau de poste, à quelques encablures de la place des Trois-Horloges, une affiche représentant une jeune femme et un jeune homme drapés de l’emblème national arbore ce slogan : «Je choisis l’Algérie, je vote».

Sur l’affiche placardée à cet endroit, les visages des deux personnages sont griffés. Il faut cependant relever que les panneaux d’affichage, eux, sont indemnes, et aucun de ceux que nous avons vus n’a été vandalisé. Toutefois, ce n’est pas le cas de tous les panneaux électoraux à en croire des images postées sur les réseaux sociaux et montrant des espaces d’affichage détournés à des fins «hirakiennes». Une photo émouvante donne à voir des portraits de détenus d’opinion collés à la place de ceux des candidats. D’autres visuels montrent des placards barbouillés de messages et autres slogans antisystème.

Sur une image postée par un activiste résidant à Miramar, près de Raïs Hamidou, se décline un panneau électoral barré de cette sentence iconoclaste : «Miramar pas de vote. Dégagez !» Le même activiste a posté un autre message, photo à l’appui, où il écrit : «On vous a dit pas d’élections à Miramar. Vous la repeignez, on remet ça. Ramenez un vigile».

«Personne ne votera à Bab El Oued !»

Pour revenir à Bab El Oued, le sentiment général est au rejet catégorique du scrutin comme le résume ce jeune homme rencontré dans un magasin de chaussures : «90% du peuple est contre le vote», lâche-t-il, avant de lancer : «On ne peut pas laisser passer ça. Il faut poursuivre la mobilisation jusqu’à l’annulation du vote.» Pour lui, rien n’est encore joué et il est tout à fait possible de faire «capoter» l’élection du 12 décembre. Dans un taxiphone, pas loin de l’ancien marché de Bab El Oued, discussion à bâtons rompus avec trois enfants du quartier qui ont entre 45 et 50 ans, et qui sont tous résolus à boycotter l’élection tout en continuant à battre le pavé comme tous les vendredis du hirak dont ils n’ont pas raté une miette.

Le gérant de la boutique en est persuadé : «Personne ne votera à Bab El Oued. On l’a vu à chaque élection : il y a une école juste à côté, et les jours de scrutin, vous avez trois chats qui viennent glisser leur bulletin dans l’urne», soutient-il. Son acolyte gage même que la participation ne dépassera pas les «1%». Ce dernier poursuit : «Les candidats n’ont pas intérêt à mettre les pieds ici, la population risque de leur réserver un accueil particulièrement hostile. Mais je suis contre la violence. Ceux qui sont pour le vote doivent pouvoir donner leur voix au candidat de leur choix en toute quiétude.

On doit rester Silmiya jusqu’au bout.» Et de faire remarquer : «C’est déjà énorme ce que le hirak a accompli jusqu’à présent. Dans n’importe quel autre pays, cela aurait fait des milliers de morts. Il faut continuer sur cette voie pacifique et déterminée.» Notre interlocuteur estime que «le vote va passer». «Ils sont prêts à tout pour introniser leur Président.» «Oui, mais ce Président, on ne le reconnaîtra pas. Quel que soit le résultat, on ne le reconnaîtra pas, et on continuera à manifester hatta yetnahaw ga3 ! (jusqu’à ce qu’ils s’en aillent tous)», martèle son voisin.

«C’est l’issue la plus sage à la crise»

Le gérant émet ensuite cette réflexion : «Je me demande pourquoi ils ont fait voter la loi de finances 2020 et la loi sur les hydrocarbures ? Après ça, quelle autorité aura le soi-disant futur Président ? ça n’a pas de sens !» «On continue à résister pour nos enfants, puissent-ils connaître une Algérie meilleure», soupire-t-il. Ce à quoi acquiesce un autre hirakiste : «Moi, je sais qu’ils ne vont jamais lâcher le pouvoir comme ça. Mais je continuerai malgré tout à sortir pour dire je ne suis pas d’accord ! Comme ça, si demain mon fils ou ma fille me demandent qu’est-ce que tu as fait quand ce pouvoir a voulu instaurer un régime militaire, je leur dirai : je suis sorti et j’ai crié ‘‘maraniche qabel’’ (je n’accepte pas cet état de fait).»

Si les positions ici semblent tranchées, nous avons rencontré des citoyens qui avaient un autre avis sur la question. C’est le cas de Farid et Chakib, respectivement 34 et 32 ans, tous deux cadres dans une société de transport public. Nous les avons croisés près du cimetière Sidi M’hamed, à Belcourt. Farid le dit sans ambages : «J’ai bien l’intention de voter. D’ailleurs, j’ai toujours voté et je n’ai raté aucune élection. Je pense que c’est l’issue la plus sage à la crise. Il faut savoir raison garder et mettre nos émotions de côté.» Farid confie au passage qu’il n’a jamais participé aux manifs du vendredi.

Pour lui, «le hirak ne mène à rien». Un point de vue partagé par Chakib : «Moi, je ne crois pas du tout à l’idée que ce mouvement est spontané. Ça pue la manip’. Qui a fait sortir ces gens le 22 février ? J’ai analysé plusieurs images et j’ai un fort pressentiment qu’il y a la main d’Otpor derrière.» Et de poursuivre : «Pour moi, il y a une îssaba au sommet et une autre qui est derrière le hirak. Et le peuple est pris en tenaille au milieu. Je ne veux pas être un mouton.

Mais à tout prendre, je préfère encore la îssaba qui dirige actuellement le pays. Elle a au moins le mérite de n’avoir pas tiré sur le peuple, et d’avoir envoyé un bon paquet de corrompus en prison.» Chakib est convaincu qu’«objectivement, le vote est la solution». Visiblement, cela n’a pas suffi pour le pousser à aller aux urnes : «Mais je ne voterai pas !» insiste-t-il. «C’est tous les mêmes. Ils font tous partie de la bande !»

Autre position, autrement plus ambiguë : celle de cet épicier du boulevard Belouizdad qui nous dit : «Je ne m’intéresse pas aux élections, khatini boulitic (la politique ne me regarde pas). Peut-être que j’irai voter au dernier moment, on verra. Le plus important pour moi, c’est de gagner ma croûte, et pour le moment, c’est mort.»


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