L’historien Fouad Soufi au Jeune Indépendant

« L’intégrité du territoire et l’unicité du peuple au cœur des accords d’Evian »



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Le 19 mars, célébré chaque année comme Jour de la victoire, marque l’annonce du cessez-le-feu au lendemain de la signature des accords d’Evian. A l’occasion de la célébration du 62e anniversaire de cette date charnière de la guerre de libération nationale, l’historien Fouad Soufi aborde pour le Jeune Indépendant la symbolique de cette date dans la construction du récit national.

Mettant en lumière les points clés des négociations, à l’instar que la question de la fermeté des négociateurs algériens quant à la défense de l’intégrité du territoire grand Sud et de l’unicité du peuple, l’historien relève que la volonté d’amener la France coloniale à signer des accords pour un cessez-le-feu mettant un terme au régime colonial était inscrite dans la Proclamation du 1er-Novembre.

 

Le Jeune Indépendant : Célébrée chaque année en tant que Jour de la victoire, quelle est, selon vous, la symbolique du 19 mars 1962 dans la mémoire nationale ?

Fouad Soufi : Il faut garder à l’esprit que chaque date qui a marqué l’histoire de la guerre de libération nationale a sa propre histoire. Il en est de même donc pour le 19 mars 1962 qui, il faut le rappeler, est la date du début de l’application de l’Accord de cessez-le-feu signé la veille, soit le 18 mars, et non la fin de la guerre.

Par contre, il ne faut pas oublier qu’amener la France à signer un cessez-le-feu et des Accords pour mettre un terme au statu quo colonial était contenu dans la Proclamation du 1er-Novembre, comme l’ont bien analysé tant Réda Malek, qui a fait partie des négociateurs, et Mohamed Djeghaba, qui fut ministre des Moudjahidine.

Il convient de rappeler également qu’il a fallu attendre 1993 pour que le 19 mars soit célébré officiellement et devienne le Jour de la victoire. C’est dire combien la mémoire et la commémoration se construisent, tout comme le récit national. Mais ceux qui, au lendemain de l’indépendance avaient écarté le 19 mars des commémorations nationales, n’en n’ont pas pour autant empêché les historiens de faire leur travail.

Justement, quel est l’impact de l’aboutissement des accords d’Evian pour l’écriture de l’histoire de la nation algérienne ?

L’aboutissement des accords d’Evian devrait être, pour nos historiens, la publication de l’ensemble des archives de cette négociation : procès-verbaux rédigés par nos négociateurs, notes de leurs collaborateurs, documents préparatoires notamment, mais pas que … A ce niveau je n’invente rien.

J’en renvoie au livre de Maurice Vaïsse, Vers la paix en Algérie – Les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises (Bruxelles, Bruylant, 2003) et la publication des archives diplomatiques algériennes.

En plus de la ratification d’un cessez-le-feu, quelles sont les autres principales dispositions des accords d’Evian ?

Dans la forme, il s’agit, en tout premier lieu, d’un accord de cessez-le-feu « entre les forces combattantes du FLN et les forces françaises », comme écrit dans le texte et dans une déclaration gouvernementale générale relative à l’Algérie.

Ce texte est composé de huit déclarations sur les garanties, entre autres, à la population française d’Algérie, sur la coopération économique et financière, sur le Sahara, sur la coopération culturelle, sur la coopération technique, sur la coopération militaire et enfin sur les différends. Mais il s’agit là du texte publié dans le Journal Officiel français. Dans son ouvrage précité, Maurice Vaïsse donne un autre ordonnancement et d’autres textes. D’autre part, on peut lire dans El Moudjahid de mars 1962 une version différente. Alors qu’il est question dans la version française du FLN, pour les Algériens, il est bien question du GPRA en tant que représentant officiel de l’Algérie.

Seule l’ouverture des archives du GPRA/CNRA pourra aider à mettre un terme à cette confusion qui, à son tour, aura donné naissance à certaines fausses légendes.

En fait, le problème est plus compliqué. En affirmant négocier avec un parti, dont on avait procédé à sa dissolution par décret en 1955, le gouvernement français refusait au nom de l’indivisibilité de la République de reconnaître et de discuter avec un autre gouvernement.

Mais la réalité et l’intransigeance des négociateurs algériens ont fait que dans les textes apparaît bien le transfert de pouvoir vers un autre Etat que l’Etat français. La publication d’un texte tronqué suivi de décrets d’application n’avait-elle pas pour but de montrer à l’opinion publique française et internationale que l’affaire algérienne est une affaire franco-française.

Lors des négociations des accords d’Evian, est-ce qu’il y a eu des moments clés marquant cette étape décisive de la guerre de libération nationale ?

La lecture des livres des historiens qui ont travaillé sur cet événement, celle des témoignages écrits et filmés des acteurs et des journalistes français et autres, qui étaient présents ou qui s’étaient spécialisées dans la couverture de la guerre, et enfin la consultation de la presse de l’époque en attendant l’ouverture de nos archives, toute cette somme de sources nous indique que rien ne fut simple.

On comprend bien qu’il y avait, d’un côté, des militants (dont certains sortaient à peine de l’université et des djebels) qui avaient pour seuls guide idéologique et conviction profonde d’obtenir l’indépendance de leur pays, et, de l’autre côté, de vieux routiers de la politique et de la diplomatie rompus aux négociations les plus délicates.

L’un des événements les plus importants a été la défense de l’intégrité du territoire et donc la question du grand Sud algérien. Mais il y eut aussi celle de l’unicité du peuple, à savoir qu’il ne saurait exister à côté des nationaux algériens des binationaux (les Européens) qui seraient placés sous une autre loi que la loi commune.

L’héritage de ces accords continue-t-il d’influencer les relations entre l’Algérie et la France, notamment à travers certains débats qui perdurent ?

Je ne sais pas trop si l’on peut encore parler d’héritage et d’influence sur les relations avec la France. Le temps de l’histoire aurait dû commencer il y a longtemps. Le temps a passé, le monde a changé, les mentalités également, même si le ressentiment est encore fort ici et là-bas. Quant aux débats, ils existent pour faire avancer la connaissance historique, l’ouverture et l’accessibilité des archives chez nous et la circulation des travaux et de l’information historique.

Justement, est-ce qu’il y a des aspects qui mériteraient, de votre point de vue d’historien, d’être davantage étudiés ou éclairés par la nouvelle génération d’historiens ?

Le principe élémentaire est que chaque génération écrit son histoire. On n’a jamais fini d’écrire l’histoire. Les préoccupations et les questionnements des générations passées ne sont pas forcément ceux des générations actuelles. Savez-vous que nombre d’étudiants interrogés n’arrivent pas à comprendre qu’Evian est une ville française. Par ailleurs, je vois mal les historiens de ces 20 dernières années prendre la mesure critique de ce que fut la guerre de libération nationale et encore moins de ce que fut le système colonial.

Donc, il y a encore un vaste chantier : retrouver toutes les archives, où qu’elles soient, relatives aux négociations entre le FLN d’abord, le CCE puis le GPRA et les émissaires français avant Melun. On connaît la place des intermédiaires suisses, mais quelle est celle des autres qui étaient impliqués de près ou de loin dans ce processus ? Il serait judicieux de constituer la liste avec la biographie de tous ceux et celles (dont on ne parle jamais) qui ont apporté leur collaboration directe et indirecte. Aussi, ne faudrait-il pas diffuser de nouveau les films de Djelloul Haya ? Comment ont réagi les responsables des wilayas ? Comment comprendre le conflit entre le GPRA et l’état-major général, né de ces accords et après ces accords, autrement que comme une lutte pour le pouvoir ? Les questions sont encore plus nombreuses que les réponses sur ces événements que furent les Accords dits d’Evian. Le travail est dur et long mais passionnant.


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