Sonatrach

le sempiternel problème de gouvernance



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Le management n’est pas une technique neutre mais une activité indissolublement liée à la politique, aux politiques publiques, aux droits et aux enjeux de la société civile. Il est toujours sous-entendu par des valeurs et/ou des idéologies.» Pollit C. & Bouckaert G. (2005)
Le lecteur d’El Watan du lundi 20 janvier 2020 pouvait lire une contribution de Rabah Reghis, expert-consultant en énergie pétrolière, intitulée «Comment l’instabilité des PDG affaiblit Sonatrach».

Cette réflexion centrée sur le premier responsable d’une des premières entreprises d’Afrique interpelle tout citoyen algérien par le poids économique, financier et social de cette entreprise dans l’économie et la société algérienne.

La réflexion qui suit veut se démarquer de l’approche anecdotique adoptée par l’auteur sus-nommé pour replacer ces aventures énumérées de personnes qu’il ne s’agit pas de stigmatiser, dans une approche du système de gouvernance en vigueur dans le pays depuis des décennies. Du reste, ce phénomène d’instabilité concerne beaucoup d’entreprises économiques et d’établissements publics du pays. Le cas inverse d’une stabilité durable (des décennies) constitue une exception (effet d’enracinement réussi ou possible oubli de la part de la tutelle).

SONATRACH : une entreprise mal gouvernée mais rentable, pourquoi ?

Disons-le tout de suite et de façon claire : Sonatrach ne peut qu’être rentable, quelle que soit la personne qui la dirige, fut-elle un(e) étudiant(e) en management ; la seule raison tient au fait que l’entreprise opère dans un secteur d’activité à très forte valeur ajoutée ; le taux de valeur ajoutée (valeur ajoutée/chiffre d’affaires) oscille entre 70 et 75%, taux qu’aucune autre activité ne permet d’atteindre.

La valorisation de l’output sur le marché international (chiffre d’affaires) lui permet d’engranger des cash flows conséquents.
Les frais de main-d’œuvre (bien que l’entreprise dispense des niveaux de salaire relativement élevés par rapport aux autres secteurs, ne représenteraient qu’à peine 10% de la valeur ajoutée quand dans les autres entreprises, ce taux atteint souvent 70 à 80%.

Ainsi, en dépit de sa mauvaise gestion, l’entreprise Sonatrach dégage un niveau de rentabilité élevé ; cette dernière expliquerait peut-être en partie l’instabilité de l’équipe dirigeante ; cette instabilité se répercute nécessairement de façon négative sur les conditions du management.
La relation rentabilité-qualité de la gestion n’est pas systématiquement positive ; on peut très bien rencontrer des entreprises bien gérées mais déficitaires de façon structurelle ou cyclique.

Le terme de bonne gestion a été utilisé à dessein pour le lecteur ; dans l’appréciation de la gestion d’une organisation donnée, il serait opportun d’éviter les jugements de valeur (bonne ou mauvaise gestion) qui s’appuient plus sur l’attitude de bienveillance ou de malveillance à l’égard de la personne responsable que sur l’appréciation objective des résultats.

DE LA GOUVERNANCE OU LE MANAGEMENT DU MANAGEMENT

Les péripéties évoquées par l’auteur ne représentent pas l’ensemble des problèmes rencontrés par l’entreprise ; ils représentent toute la problématique de la gouvernance de l’entreprise en ce sens qu’elle concerne le principal dirigeant ; discuter les raisons de son éviction impose de s’interroger sur le pourquoi de sa nomination et des conditions qui ont présidé à cela. On revient à son titre : Président-directeur général (PDG) ; il est président du conseil d’administration de la société par actions dénommée Sonatrach. Le conseil d’administration représente la clé de voûte institutionnelle de la gouvernance de la société par actions. Et ses membres collégialement responsables interviennent dans les décisions stratégiques mises en œuvre par son président.

De nombreux mécanismes de gouvernance inopérants

Il existe plusieurs mécanismes de gouvernance des entreprises (sociétés). On distingue les mécanismes internes et les mécanismes externes. Ces derniers sont représentés essentiellement par les marchés de biens et services, les marchés de capitaux et les marchés du travail. Dans un contexte concurrentiel, ces marchés exercent des pressions fortes sur le management des entreprises présentes sur ces marchés dans le sens d’une plus grande discipline et rigueur dans la gestion de la part des dirigeants. Tel n’est pas le cas de l’entreprise Sonatrach, disposant d’un quasi-monopole dans son champ d’activité.

L’entreprise a en outre un statut d’entreprise publique, ce qui, d’après la théorie des droits de propriété, la rend sous-efficace par rapport aux entreprises privées. Nous ne discuterons pas ici du bien-fondé de cette théorie.

Parmi les mécanismes internes, le conseil d’administration joue un rôle majeur, mais d’autres mécanismes internes peuvent également jouer : ainsi, le syndicat d’entreprise peut exercer des pressions pour une meilleure gouvernance. Encore faut-il qu’il soit animé de cette intention. Dans le cas de Sonatrach, le syndicat maison a toujours marché dans les bottes de la direction.

Le conseil d’administration : un mécanisme essentiel pour la gouvernance de l’entreprise

Le conseil d’administration ne peut pas jouer effectivement son rôle légal en raison de sa marginalisation voulue et de sa composition. Les membres du conseil sont majoritairement des exécutifs internes, autrement dit des cadres salariés exerçant des fonctions de responsables sous l’autorité du PDG. Toute position opposée à celle du PDG sera interprétée comme une défiance à son égard.

Ce ne sont pas leurs compétences qui sont en cause, mais leur position de subordonnés dans l’échelle hiérarchique qui leur interdit toute opposition autre que l’acquiescement aux positions du PDG. Même les autres membres externes (généralement des fonctionnaires) représentent des organisations liées de près ou de loin, d’une façon ou d’une autre, à l’entreprise ; ces liens leur enlèvent toute indépendance vis-à-vis du PDG. Ainsi, on assiste à un alignement des positions du conseil d’administration et de chacun de ses membres sur celles du PDG.

Au cours des dernières décennies, on n’a jamais assisté à des situations de défiance du conseil vis-à-vis du PDG, sauf en de rares cas et sur injonction venue d’en haut.

Les conditions d’éviction des PDG, si mystérieuses soient-elles, doivent être rapprochées de celles de leur nomination. La durée de vie au poste de PDG dépend des rapports de forces entre les différents centres de pouvoir et de leur évolution. Dans leur totalité, les membres du conseil sont bridés par leurs relations et ne peuvent en toute conscience assumer leur rôle, ceci sans prendre en compte l’asymétrie de l’information entre eux et le PDG.

Ce dernier dispose donc de toute latitude managériale en interne ; l’asymétrie de l’information lui profite également par rapport aux autorités publiques qui l’ont mandaté et par rapport aux membres du conseil d’administration. A titre d’illustration, il serait intéressant de lire le procès-verbal de la réunion du conseil d’administration consacrée à l’achat de la raffinerie d’Augusta (voir El Watan du 26 janvier 2020) ; (on suppose que cette opération stratégique s’il en est a reçu l’aval du conseil d’administration) ; si tel est le cas, tous ses membres seraient tout autant responsables que leur président.

Cette situation crée inévitablement un comportement opportuniste du premier responsable qui privilégie ses intérêts personnels à court terme au détriment de l’entreprise, la collectivité étant ignorée. Cette relation d’agence génère des coûts de surveillance mais surtout des coûts d’opportunité conséquents mais difficiles à évaluer. Ce système de gouvernance de la société se reproduit au niveau des différentes filiales du groupe avec les mêmes caractéristiques, seuls les hommes changent (parfois on retrouve les mêmes).

Une composante essentielle de la gouvernance : la structure

Deux aspects complémentaires alimentent cette question : le premier a trait à l’organigramme de la société et le second concerne le portefeuille d’activités.

L’organigramme actuel de l’entreprise combine à la fois une activité de portefeuille (participations dans différentes filiales) avec une activité opérationnelle de production et de commercialisation). Cette structure bicéphale présente peu d’avantages mais des inconvénients certains dont, entre autres, celle de la responsabilité dissolue. Le nombre d’échelons hiérarchiques (peut-être une trentaine, voire plus) rend la communication lente et aléatoire ; elle contribue à renforcer le management informel au détriment des procédures.

A un moment où les grandes organisations à l’échelle mondiale restreignent au maximum leur échelle hiérarchique pour des raisons d’efficacité (facilitée par le processus de numérisation), maintenir une structure aussi lourde ne peut avoir que des effets paralysants. Une organisation de type holding permettrait sans doute de mieux responsabiliser les uns et les autres. Cette question mériterait une réflexion plus profonde.

L’entreprise peut-elle ou doit-elle se limiter aux activités de la filière ? Sa présence (son omniprésence) dans des activités telles que le phosphate, l’énergie solaire et autres (voire dans les clubs sportifs), et contrairement à ce que pensent leurs initiateurs, paralyse plus qu’elle ne favorise les initiatives dans les domaines en dehors du métier. Elle disperse les compétences quand elles existent ou étend les incompétences à d’autres domaines ; en tout cas, les aventures en dehors du métier semblent procéder non pas d’une stratégie clairement définie par la direction de l’entreprise mais obéir à des injonctions venues d’ailleurs..

CONCLUSION

Le système actuel de gouvernance a depuis longtemps (des décennies) montré ses limites et surtout ses nuisances ; les hommes qui l’animent ne s’en plaignent pas et ne sont pas à plaindre, même s’ils sont animés des meilleures intentions et volonté. L’instabilité des dirigeants est intimement liée au système de gouvernance et non au caprice des uns et des autres. Elle pénalise l’entreprise au même titre que le phénomène inverse (l’enracinement) qui sclérose le système de management. Plus de transparence dans les conditions de nomination suite à appel d’offres conjugué à des mandats limités en nombre et en durée représenterait sans doute des prémices d’une meilleure gouvernance. La composition du conseil d’administration serait à revoir dans le sens de plus de compétences et plus d’indépendance.

Les dérives évoquées dans le management de l’entreprise (les exemples sont légion dans l’histoire récente de l’entreprise), les mauvaises décisions, le retard ou l’absence de décisions ont eu des incidences négatives désastreuses non seulement sur les résultats financiers de l’entreprise, mais aussi sur son image de marque et donc sur son pouvoir de négociation vis-à-vis des partenaires. Les attentes actuelles de la société civile poussent à la mise en place d’une nouvelle gouvernance des organisations publiques ; le management ne représenterait plus un instrument au service de groupes occultes puissants et antinationaux, mais un instrument légitime d’exercice du pouvoir au bénéfice des différentes parties prenantes.

 

Par  Koudri Ahmed

Professeur de management (université d’Alger 3)


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