Hommage à la «princesse rouge»

Son Altesse populaire



...

Dans la tragédie qui affecte l’Espagne en ce moment de pandémie mondiale, le récent décès à Paris, à l’âge de 86 ans, de la princesse Maria-Teresa de Bourbon-Parme n’est pas passé inaperçu. Sans différencier son sort de celui des nombreuses victimes du coronavirus dans la péninsule ibérique (plus de 6000 décès) et dans le monde, il s’agit ici de relever son parcours singulier et, nous concernant, ses marques d’amitié envers l’Algérie.

Au milieu des années quatre-vingt-dix, elle était venue à Alger, quasi incognito, pour les préparatifs du colloque international qu’elle organisait à Madrid sur l’Islam politique. J’avais eu alors l’honneur et le plaisir d’être son accompagnateur. Le pays était au cœur de la tourmente, à feu et à sang et le couvre-feu de rigueur.

Son avion devait atterrir en fin d’après-midi à Dar El Beïda mais un retard de deux heures était déjà annoncé, ce qui signifiait que les voyageurs et ceux qui les attendaient auraient à passer la nuit à l’aéroport. S’agissant d’une cousine du roi d’Espagne, ayant plusieurs souverains dans son ascendance, me trouvant impressionné par ses titres aristocratiques et autres, sachant de plus que l’hôtel El Djazaïr lui avait réservé la suite Eisenhower, je me demandais presque si je ne commettrais pas un crime de lèse-majesté en lui faisant passer la nuit sur un banc d’aluminium.

Mais comment traverser la ville en plein couvre-feu ? Je m’en remis à un officier de police qui me conseilla d’aller signaler le cas à la brigade de gendarmerie de Bab Ezzouar. Je tombais sur un gendarme qui, ne comprenant pas mon problème, hésitait à solliciter son chef. Par bonheur, celui-ci entra dans le bureau d’accueil et il s’avéra, non seulement compréhensif mais cultivé, ayant même quelques connaissances de la dynastie des Bourbon-Parme ! C’est un des petits miracles dont notre cher pays nous offre parfois le prodige. Après consultation de ses supérieurs, il me promit d’alerter tous les barrages nocturnes en signalant mon véhicule. Je lui donnais les renseignements nécessaires (matricule, identités) et retournais de justesse à l’aéroport. Le retard de l’avion fut prolongé et ce n’est que vers 22h qu’il déversa ses passagers.

Bien sûr, je m’étais documenté et savais à qui j’avais affaire. Maria-Teresa était une authentique aristocratique. Son père, Xavier de Bourbon-Parme, était entre autres le frère de l’impératrice d’Autriche et un prétendant au trône d’Espagne et de Parme avant d’y renoncer en 1975 au profit de son fils aîné. Opposé à la dictature franquiste, c’était un des rares, sinon le seul personnage de sa caste et de son rang à avoir fait partie de la résistance au nazisme, ce qui lui avait valu d’être interné au camp de Dachau.

Née en 1933 à Paris, troisième de sa fratrie, élevée dans des châteaux, la princesse Maria-Teresa avait été donc une des Infantes de l’Espagne, et elle avait aussi été créée (c’est le verbe en usage) comtesse de Poblet par son père. Si elle n’avait jamais renié sa lignée royale de dimension européenne, elle avait pris dès son adolescence des distances avec son statut, dévoilant un esprit critique et rebelle, au point qu’on l’ait qualifiée de «princesse rouge» (ce qui la faisait rire mais ne semblait pas lui déplaire) pour ses engagements du côté des opprimés, avec une prédilection pour le socialisme autogestionnaire. Polyglotte, elle avait repris ses études dans les années 1970 pour obtenir un doctorat en histoire à la Sorbonne et un autre en sociologie à Madrid. Combinant ces deux matières, elle enseignait et se livrait à des recherches, notamment sur le monde arabe et musulman.

Ignorant ses apparences, je tentais donc de repérer parmi les passagers quelqu’un qui puisse ressembler à cette biographie, si autant que cela soit possible. Je vis alors une quinquagénaire qui me sembla d’abord être une enseignante émigrée et qui paraissait perdue. Elle passait très bien pour une Algérienne et portait, je m’en souviens, un pantalon et une veste de toile, qui me confirmèrent encore que la «classe» ne dépend pas des accessoires, et des espadrilles à bandelettes, ce qui me fit penser au film de Mankiewicz, La comtesse aux pieds nus avec Ava Gardner dans le rôle-titre.

Par amusement peut-être ou désir de l’avoir fait au moins une fois dans ma vie, je lui dis : «Votre Altesse… ?» Elle me répondit en riant : «Oui, mais c’est Maria-Theresa. Et on est entre collègues !», faisant référence à mes études de sociologie. Je n’oublierai jamais notre traversée d’Alger sous couvre-feu, à 40 km à l’heure, comme l’avait recommandé l’officier de Bab Ezzouar qui avait tenu sa promesse. De fait, nous traversions les barrages au prix d’une vérification rapide des sentinelles qui avaient notre signalement noté sur une feuille. Vers le port, un policier vérifia le matricule de la voiture, me demanda mon nom puis, à voix basse, en arabe et l’air dubitatif, me chuchota : «Hadi hiyael seltana zaâma ?» (C’est celle-là la reine soi-disant).

Me retenant de rire, je le regardais dissuasivement. Cinq mètres plus loin, c’est elle qui éclatait de rire. Elle avait des notions d’arabe et le «seltana» ne lui avait pas échappé. Devant sa réaction positive, je lui expliquais ce que «zaama» (soit-disant) signifiait et elle rit de plus belle. Malgré sa fatigue, elle voulait voir la ville, ne serait-ce qu’au passage. Je ne sais pas comment cela se décida – peut-être la fascination de la ville désertée et le privilège de la parcourir – mais nous fîmes un petit détour par Bab El Oued tandis que je lui commentais les lieux et leur histoire.

Durant son court séjour, dans la perspective de son colloque, elle rencontra plusieurs universitaires, de même que quelques hommes politiques, dont les défunts Abdelhamid Mehri et Mahfoud Nahnah, ainsi que des représentants des autorités. Nous avons sillonné la ville entre quartiers huppés et bidonvilles d’alors, visité l’Université et autres lieux comme les librairies où elle n’hésitait pas à discuter avec les personnes de toutes conditions, âges, sexes.

La visite de la grotte Cervantès, alors complètement abandonnée, l’émut profondément.
Même sans ses titres de noblesse, sa simplicité était remarquable, de même que son ouverture d’esprit. Nous avons eu quelques discussions pour moi mémorables, par exemple sur l’Andalousie musulmane. Elle possédait une grande richesse humaine et intellectuelle et avait connu le monde sous toutes ses coutures, amie de personnalités tels André Malraux, Fidel Castro ou Arafat qui appréciait hautement son soutien à la Palestine.

Elle regrettait de n’avoir jamais eu l’occasion de séjourner à Alger et quand elle rentra chez elle, je crois savoir qu’elle ne fut pas pour rien dans le prêt d’un demi-milliard de dollars accordé par l’Espagne à l’Algérie, un ou deux mois plus tard, en une période de grande disette financière.

Le monde n’est plus capable, me semble-t-il, de «fabriquer» des êtres aussi originaux, quasi-romanesques. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit la première parmi la grande aristocratie mondiale à périr de ce virus, elle qu’on ne voyait que rarement dans les rubriques mondaines paradoxalement qualifiées de «people», car elle était vraiment people sans oublier d’être noble.

 

Par Ameziane Ferhani


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