Sous les lambris de la Casa El Mouradia



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Finalement, la rencontre qu’initie, de façon périodique, le président Tebboune avec les représentants de la presse nationale ressemble à un véritable piège pour les journalistes.

Elle sert plus le locataire de la Présidence que les hommes de presse qui viennent avec des idées plein la tête à débattre avec celui qui, au sommet de l’Etat, est censé leur apporter les clarifications nécessaires pour répondre à l’attente de l’opinion publique, mais qui repartent généralement frustrés d’avoir servi de simples faire-valoir à leur auguste hôte.

En effet, l’exercice de pouvoir réellement bousculer (terme journalistique) leur interlocuteur sur des questions brûlantes s’avère tout sauf une sinécure dans la mesure où le jeu de l’interview – si on peut appeler interview cette communication à distance – est au départ biaisé.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les organisateurs de cette séquence médiatique programmée pour valoriser davantage l’image du chef de l’Etat préfèrent l’appeler «rencontre».

Il faut savoir d’abord que pour ce genre d’initiative que le service d’information de la Présidence présente comme un «acquis historique» pour la presse comparativement au mépris et à la marginalisation dont elle faisait l’objet sous le règne de Bouteflika, il faut passer par une procédure de sélection rigoureuse des candidats admis au privilège (et à l’honneur) de siéger sous les lambris de la Casa présidentielle.

Tebboune lui-même n’a pas manqué d’évoquer ce détail pour montrer à ses invités que ce lieu sacré de la haute gouvernance est désormais, par la grâce de sa volonté, ouvert aux communicants parmi lesquels, précision de taille, des représentants des médias privés, une «consécration» que ces derniers ne pouvaient entrevoir même en rêve. C’est évidemment une manière pour le moins subtile de signifier qu’avec lui, même la citadelle la plus inaccessible se démocratise. Mais en arrière-fond, l’intention d’impressionner son parterre n’est jamais loin.

Cela dit, une fois contactés sur la base d’un éclectisme dont on ne saura jamais sur quelle base il est opéré – pourquoi tel organe et pas un autre, pourquoi aussi une telle combinaison d’organes et pas une autre – les représentants de la presse doivent se soumettre à une condition incontournable : formuler par écrit les questions (pas plus de deux, si on a bien compris) à l’avance afin de donner au premier magistrat le temps de les étudier et préparer, dans sa tête, les réponses qui lui semblent les plus appropriées pour le grand public. Dans cette optique, il y a tout lieu de supposer que les questions avec lesquelles ce dernier ne veut pas s’encombrer pour des considérations de conjoncture ou qui lui paraissent impromptues dans le débat actuel ne seront pas retenues.

C’est une supposition qui trouve peut-être une interprétation dans le fait qu’aucune question n’a porté sur les sujets qui sont aujourd’hui dans tous les esprits des Algériens, et qui ont trait aussi bien aux arrestations des jeunes activistes du hirak, qu’aux tentatives de limitation du champ d’action de la liberté de presse et d’expression, et encore aux modifications apportées au code pénal et dans lesquelles les journalistes, de par la nature de leur fonction politique et sociale, se sentent directement concernés. Si le Président paraissait tout à fait «décontracté», parfaitement à l’aise devant les journalistes, c’est qu’il avait l’assurance lors de ces rencontres de ne pas être gêné aux entournures au moment où, pour lui, il faut garder la tête froide devant les événements.

C’est donc à une sortie médiatique publique orientée que nous assistons dans laquelle le chef de l’Etat veut paraître comme un chef offensif et non comme un dirigeant soumis à une épreuve de vérité devant les millions de ses concitoyens, qui viendrait pour ainsi dire rendre des comptes. Il y a lieu d’ouvrir ici une parenthèse pour dire que si le Président donnait l’impression de bien structurer son argumentation en improvisant, puisqu’il n’avait aucune note devant lui, il est en réalité préparé pour le sujet qu’il semble pouvoir maîtriser en le développant de façon très emphatique. Mais bien souvent empirique aussi, c’est ce qui le pousse à se laisser aller dans une dialectique très longue par rapport au thème abordé. En un mot, c’est l’esprit de synthèse qui manque pour rendre les explications plus incisives.

Et si on ajoute que la mise en scène médiatique est enregistrée à l’avance une fois toutes les formalités remplies pour animer la rencontre avec le Président, on saura qu’il ne restera pas grand chose aux journalistes invités sur le plan de l’initiative pour donner un sens professionnel à leur présence.

C’est donc là que se situe la nature du piège en question sachant que les représentants des différents médias, dans une ambiance disons «tétanisante», paraissent comme incapables de retrouver leurs réflexes coutumiers dans ce cadre solennel où chaque geste et chaque parole doivent être mesurés, de rebondir en fait sur une intervention de leur interlocuteur qui leur parait un peu trop formelle pour le travail d’information qu’ils comptaient accomplir.

Dans cette ambiance de convivialité volontairement adaptée pour créer un rapport de distanciation entre les représentants de la presse et le maître de séant, dans laquelle le Président semble avoir la partie facile en tenant le rôle capital de principal communicant, on a la nette impression que les journalistes se soucient d’abord de faire attention à ne pas créer de «couac». Il y a dans l’air une grande marque de respect pour la personnalité du chef de l’Etat, donc pour l’institution qu’il représente, du respect pour la fonction, et aussi de la courtoisie pour l’homme qui fait preuve d’une amabilité incontestable pour mettre à l’aise ses invités, soit autant de facteurs psychologiques qui handicapent sérieusement la répartie professionnelle.

Cela n’est pas propre à l’Algérie. On a vu dans les grands pays occidentaux où la liberté de la presse offre aux journalistes la possibilité de s’exprimer sur tous les sujets qui leur paraissent importants, des réticence plus ou moins semblables quand il s’agit de solliciter le Président de la République. A l’évidence, c’est plus pratique pour le chef de l’Etat de s’adresser à l’opinion publique par le biais d’une rencontre «amicale» avec les gens de la presse que d’intervenir en direct par un discours de circonstance qui peut ne pas faire mouche.

La formule est payante à plus d’un titre puisque le Président s’octroie une opportunité royale pour faire passer les messages les plus sensibles à la nation, voire de s’étendre sur les sujets qui défraient l’actualité tout en ayant la garantie de ne subir la moindre controverse. Lors des quatre éditions, on a surtout vu un monopole de la parole du Président alors que les journalistes sont en posture de repli par laquelle ils «cautionnent» les longs exposés de leur hôte sans pouvoir réagir.

C’est à ce titre que les nombreux téléspectateurs trouvent à redire face à l’attitude qu’ils considèrent comme «complaisante» de ces derniers. Le mécontentement du public va donc plus aux journalistes qui, pense-t-on, n’ont pas été à la hauteur de leur mission, si tant est qu’on imagine qu’un homme de presse, qui doit être à l’écoute de sa société, doit faire preuve de plus d’audace et d’imagination pour mériter le respect. Et les mauvaises notes vont aussi bien au représentants du secteur public que du privé. Dans cette optique, il faut relever tout de même que les journalistes des médias indépendants sont plus «desservis» que leurs confrères dans ce genre d’exercice.

Si les journalistes de la presse publique ont l’habitude d’être invités dans les plateaux de télévisions ou de radios, une règle que le sérail a toujours privilégiée pour éviter tout débat contradictoire et qui leur donne une plus grande «expérience» dans les contacts avec les officiels et même au plus haut sommet de l’État, ceux de la presse privée ont à leur décharge le fait de subir à ce jour (la rencontre avec Tebboune étant une exception) une politique de marginalisation qui, à la longue, les rends très vulnérables face aux caméras.

En d’autres termes, et sans vouloir être offensant, on peut dire que dans ce challenge médiatique, ce sont les journalistes laudateurs du système qui se sentent plus à l’aise (paraître à la télé face au chef de l’État est déjà en soi une promotion sociétale) par rapport à leurs confrères du privé défendant une ligne anti-système. En fin de compte, ce sont ces derniers qui sont les plus attendus, et contre lesquels on se montre sans concessions. Le test, a vrai dire, n’a pas été concluant pour El Watan, dans la mesure où son passage a soulevé un tollé inimaginable.

Dans ce vacarme qui a inondé la toile, il y a les revanchards, toujours les mêmes, qui ne ratent pas une occasion pour descendre en flamme le journal, et il y a la masse des fidèles lecteurs désorientés qui se sont donnés le droit de nous châtier par des critiques parfois violentes parce qu’au fond… ils nous aiment bien. Partant du principe qu’ils ont conscience que le combat démocratique ne résulte pas d’un compte rendu de presse mais d’une dynamique populaire à laquelle le journal reste attaché malgré les convulsions qu’il subit.


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