Ighil Ali (Béjaïa)

Takorabt, entre confinement et animation nocturne



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En haute vallée de la Soummam et dans les villages montagneux des Bibans, les fameuses et longues nuits du Ramadhan au temps du coronavirus ressemblent plutôt à des veillées funèbres, mornes et tristes.

Quelques rares personnes assises sur le pas de leur porte à discuter entre voisins et quelques chats de gouttière promenant leur mélancolie à la recherche d’une aventure ou d’un os de poulet à se mettre sous les canines. Partout, le silence des rues désertes. Rien à faire, nulle part où aller, confinement et soirées télé.

Cependant, Takorabt, petit village des Ath Abbès, bâti à flanc de montagne, les pieds dans un ravin, fait figure d’exception. Tajmaath, le cœur battant du village, est animé et grouillant de vie. Dans le petit stade communal chichement éclairé par deux projecteurs qui attirent une nuée d’insectes, des enfants improvisent une partie de football.

Gare aux chutes, le sol de béton est affreusement dur. «Toute chute équivaut à une fracture. Nous avons déjà eu de dizaines de fractures», dit Dahmane qui suit d’un œil attentif les dribbles de son fils au milieu des gamins qui se disputent un ballon usé à force de finir sa course au fond du ravin. La première partie de la soirée est réservée aux petits Messi locaux.

Viendra un peu plus tard le tour des adultes de se livrer à un match de volley ou de foot ou bien les deux. En attendant de digérer le trop copieux dîner du ftour, on a le choix entre tenir les vieux murs de pierre du village et refaire le monde ou bien aller sur celui de Facebook promener ses colères et ses frustrations.

Confiné depuis des siècles

Tajmaath est pleine de recoins qui surplombent le petit stade. Une partie de dominos s’improvise dans un coin sur une table en plastique. Les uns jouent, les autres regardent attentivement, commentant chaque manœuvre entre deux gorgées de thé préparé sur place par un jeune qui en a fait son gagne-pain.

Des petits groupes se sont formés ici et là selon les affinités. Les quelques gradins en béton qui ont été péniblement improvisés par les villageois d’un côté du stade attire des nuées d’adolescents braillards. Entre le stade et le village, carrousel de motos et de vélos. Un peu plu haut, le coiffeur-barbier affûte ses ciseaux en attendant d’accueillir ses premiers clients.

Attaché à un arbre, un vieux poste radio crachote des chansons de Matoub. Dans d’autres coins sombres, des joueurs de mandoles et de guitares règlent leurs instruments en égrenant leurs premières notes. La soirée va être assez longue pour revisiter tout le répertoire d’Ait Menguellet, Cheikh El Hasnaoui, Idir, Si Moh ou Akli Yahiatene. Ces derniers jours, plusieurs soirées ont été consacrées à rendre hommage à Idir monté rejoindre les étoiles pour devenir l’une d’elles.

Dans un petit village aussi isolé, le confinement, on connaît depuis des siècles. Comme dans tous les villages cul de sac, bâtis entre deux ravins. Champs d’oliviers à l’horizon et forêt de pins à perte de vue. De tout temps ne sortent et n’y rentrent que les habitants du village. Tajmaath, la fameuse place publique, est située tout en bas du village. D’où que l’on vienne, on finit là.

Comme les eaux de ruissellement. Le village a dernièrement bénéficié d’un budget de 800 millions de centimes pour une salle d’activités qui n’est encore qu’une carcasse de béton. Elle s’élève doucement à la place de l’ancien foyer du village qui réunissait tous les habitants hiver comme été. On appelait le lieu «Tahanouts n Illoughman», la boutique des chameaux.

Un nom hérité du temps où les caravanes de chameaux venaient troquer le blé et l’orge des hauts plateaux contre l’huile d’olive du pays kabyle. «Je me rappelle des pièces de théâtre qui se jouaient ici dans les années 70», dit Dahmane. Takorabt a toujours eu des traditions de vie culturelle et un tissu associatif assez solide pour prendre en charge l’animation à travers galas, conférences et semaines culturelles.

Aujourd’hui encore, Tighra, l’association locale se distingue par un travail remarquable que l’on aurait du mal à trouver même dans des villes plus grandes, plus riches et mieux structurées. Sinon, la vie suit son petit cours monotone au rythme des saisons. «La crise du coronavirus et le confinement ont poussé les habitants à s’occuper de leurs champs et de leurs oliviers. Beaucoup de gens passent la journée dehors à entretenir leurs arbres et leurs lopins de terre», dit Hamid, enseignant à la retraite.

Tajmaath, l’âme du village

Relevant de la commune d’Ighil Ali, Takorabt est l’un des villages les plus anciens de la région des Ath Abbes. Il y a de cela quelques siècles, Sidi Abderrahmane, un soufi venu d’Andalousie via Béjaïa ou, plus probablement, de la Qalaa des Ath Hamad, dans le Hodna, à sa chute de la main des Almohades et des tribus hilaliennes, a regroupé sur ces lieux les hameaux éparpillés dans les montagnes autour d’une école coranique, jetant ainsi les fondations du village.

A sa mort, les villageois lui ont bâti un mausolée, Taqorabt en kabyle, et l’ont depuis vénéré comme un saint. La tim3amert fondée par le vénérable savant a continué sa mission de formation d’imams et de jurisconsultes. D’ailleurs, le célèbre jurisconsulte contemporain du bougiote Sidi Ouali, Sidi Yahia El Aidali est né ici à Tokarabt où il a fait ses premières études avant de s’installer chez les Ath Aidhel pour y fonder sa zaouia de Tamokra vers 1440.

En période médiévale, l’islam maghrébin, porté par des savants locaux, a rayonné à travers une chaîne d’écoles coraniques éparpillées dans la Kabylie du Djurdjura, des Bibans et de la vallée de la Soummam. Ces écoles étaient des petites universités où l’on enseignait la jurisprudence, l’astronomie et quelques fois même les mathématiques.

L’une d’elles, celle de Seddouk Oufella, fer de lance de la Tariqa Rahmaniya, va même jouer un rôle prépondérant dans le soulèvement populaire contre les Français en 1871.

Aujourd’hui Takorabt est plutôt une école de musique qui a déjà donné le chanteur Oulahlou auteur du mythique «Pouvoir Assassin». «C’est dans le foyer du village que je me suis initié à la guitare. Le déclic a eu lieu dans les années 70 par un jeune homme venu d’Alger qui jouait des chansons d’Idir en s’accompagnant à la guitare. Je suis resté scotché et ça a fait tilt dans ma tête», dit-il. «Tajmaath est l’âme du village, c’est un lieu d’échange et de rencontres où se construisent toutes les initiatives.

Il suffit d’un petit déclic positif pour démarrer de beaux projets communs», dit Oulahlou. Quand des associations viennent prolonger la dynamique de ce lieu communautaire par excellence, Tajmaath devient un moteur qui fait vivre le développement du village et l’épanouissement de ses habitants.

Sous les airs des guitares entrecoupés d’éclats de voix et de rires, la soirée va se prolonger jusqu’à l’heure du shour. Les plus résistants iront jusqu’aux premières lueurs de l’aube avant de se soumettre à la loi de Morphée.

Durant la journée, Tokorabt reprendra ses allures de village fantôme jusqu’à la tombée de la nuit. Tajmaath va alors réunir petits et grands comme elle le fait depuis des siècles et des générations.


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