Il y a 65 ans, l’héroïque embuscade d’Ighil Oumenchar, à Maâtkas (Tizi-Ouzou)



...

Par Rabah Achour, citoyen
Quand on évoque la guerre de libération nationale, on ne peut s’empêcher de penser, de mentionner ou de se remémorer, surtout pour ceux qui ont vécu cette époque, certains lieux, dates, personnages et évènements remarquables, qui ont marqué, de manière indélébile, la mémoire collective du peuple algérien par leur grandeur, leur ampleur, leur impact, leur importance ou tout simplement par la mise en relief de l’héroïsme, de l’engagement et du génie des hommes qui ont mené cette grande épopée, répertoriée, à juste titre, dans le panthéon des révolutions les plus miraculeuses de l’Histoire des peuples en lutte, en ce sens où elle a fait plier l’une des puissances les plus en vue du temps, la France en l’occurrence, laquelle on combattait à armes inégales.
Cette même force coloniale, qui ne cessait de mobiliser moyens de tous genres, humains, puissance de feu, propagande, armées de supplétifs…, mais qui courba l’échine devant la conviction, le patriotisme, la perspicacité et le courage que nos femmes et hommes révolutionnaires lui opposaient. Si un tel exploit a pu se produire et si les efforts colossaux menés par les diverses instances, institutions et organisations de masses affiliées au FLN, telles que le CNRA, le CCE, le GPRA, l’Ugema, l’UGTA, l’équipe nationale de football, l’association des artistes, les brillants diplomates..., sur le volet politique, et le travail diplomatique et de sensibilisation auprès de l’ONU et de l’opinion publique internationale pour les faire gagner à la cause du peuple algérien en lutte pour sa souveraineté et son indépendance nationales ont été très décisifs pour se défaire du joug colonial, il n’est que justice de se souvenir que c’est aussi grâce  grandement aux maquisards qui se sont jetés corps et âme dans la lutte armée en abandonnant derrière eux tout ce qui pouvait leur être précieux dans ce bas monde, biens matériels, familles, terres…, le tout avec la conscience du sacrifice suprême qu’ils allaient certainement devoir consentir.
Et si les grands évènements et autres grandes batailles à l’actif des éléments de l’ALN sont suffisamment connus et portés à la connaissance des générations montantes, il n’en demeure pas moins que, et ce, de l’avis de beaucoup de moudjahidine qui ont été épargnés par la mort et survécu à juillet 1962, beaucoup d’autres actes et actions qui sont des exemples en matière de bravoure et dont les retombées sur le cours des évènements ont été très porteuses à plus d’un titre, restent méconnus, voire totalement inconnus ou même occultés.
C’est le cas de ce qui s’est produit en ce mémorable 8 août 1955, resté ancré dans la mémoire collective de toute la région de Maâtkas et ses environs, mais, bien plus, a fait date dans les annales de la Révolution de part le bilan de l’opération montée ce jour-là et qui a eu pour théâtre Ighil Oumenchar, à quelques kilomètres de l’actuel chef-lieu de la commune de Souk-El-Tenine, dans la daïra de Maâtkas, et à une trentaine de kilomètres au sud du chef-lieu de la wilaya de Tizi-ouzou.
Un acte et un haut fait d’armes qui constituent un pan du florilège révolutionnaire légué à la postérité dans une région considérée et qui s’est révélée comme un haut lieu de la lutte pour l’indépendance nationale en sacrifiant pas moins de 600 de ses enfants pour cette noble cause.
En effet, une embuscade a été tendue à un convoi de l’armée coloniale dans laquelle les moudjahidine de la section opérationnelle, ou groupe, commandés par le légendaire Dris Ahmed, plus connu sous le nom «Ahmed Ath Remdhane», ont livré une héroïque bataille, à l’issue de laquelle tous les soldats ennemis ont été éliminés sans qu’une seule perte du côté des combattants de l’ALN soit dénombrée. «Pas la moindre égratignure chez nous», témoignera fièrement l’un des rescapés de la Révolution en la personne du moudjahid Radja Ali, dit «Ali Avethroun»,qui livrera, avec une mémoire ne souffrant  aucune altération, malgré le poids de ses 88 ans dont bon nombre ont été soumis à rude épreuve le long de son parcours de militant nationaliste, ponctué par les 7 années passées au maquis avec toutes ses péripéties.

À côté de cette prouesse guerrière, la grande satisfaction, qui a suscité l’admiration et la reconnaissance des plus hauts responsables de la Révolution, dont Krim Belkacem, est le fait que, pour la première fois depuis le déclenchement de la lutte armée, un lot composé d’armes automatiques, grenades, pistolets, etc., a été récupéré à la fin de l’opération.
Un fait d’une importance capitale, puisque la Révolution, qui en était à ses premiers balbutiements, n’ayant pas encore fêté le premier anniversaire de son déclenchement, ne disposait que d’un armement rudimentaire, n’était pas encore dotée en armes à la hauteur de ses ambitions de faire tomber «le mastodonte» français et tout son arsenal de guerre.
 En ce moment, les djounoud n’étaient équipés, du moins pour la majorité, que de simples fusils de chasse. Un fait, d’ailleurs, confirmé par Si Ouali Aït Ahmed, ancien officier de la Wilaya III historique et auteur de plusieurs ouvrages sur la Révolution, lors d’une conférence qu’il a animée sur le rôle de cette région dans ce combat libérateur. «Cette région, Maâtkas, a eu à mener un combat exemplaire contre le colonialisme, à l’image de la bataille d’Ighil Oumenchar, menée par les hommes d’Ahmed Ath Ramdhane. C’est un acte de bravoure mémorable, car c’était la 1re fois pendant la Révolution que des armes de guerre ont été récupérées, lors d’une bataille, dans la Wilaya III et même au niveau national», a-t-il soutenu, en effet.
Les circonstances de cette embuscade dont le lieu choisi a été intelligemment repéré, un endroit sur la route, que devait emprunter le convoi en question, fortement boisé, s’allongeant sur une suite de trois virages en pente et, de surcroît, bordé de talus de part et d’autre, sont narrés par le moudjahid cité plus haut, Ali Avethroun, dans un documentaire réalisé par le Musée régional du moudjahd de Tizi-ouzou, et projeté lors de la seule commémoration réservée à cet évènement depuis l’indépendance en 2017. Le lieu choisi se trouvait à la hauteur de la maison contonnière utilisée pour l’entreposage du matériel des ponts et chaussées et communémment appelée par la population locale «Akham ouroumi». «Ayant remarqué qu’un convoi militaire approvisionnait les soldats français, stationnés à Souk-El-Tenine, en eau potable à partir de la fontaine Thala Ouguelidh de Mechtras, notre groupe a décidé de lui tendre une embuscade à Ighil Oumenchar. Nous avons minutieusement préparé l’opération, aucun détail n’a été laissé au hasard. La veille de la journée arrêtée pour passer à l’action, nous nous sommes regroupés dans un village de Maâtkas, du côté de Souk-El-Tenine, à Sidi Ali Moussa plus exactement et c’est là que nous avons mis au point et peaufiné le plan d’attaque. Ahmed Ath Ramdhane (Dris Ahmed) était ces jours-là du côté du Djurdjra, où, avec son groupe, il sortait d’un accrochage avec un bataillon de l’armée française qui les a encerclés, suite à une dénonciation. D’ailleurs c’est là que nous avons perdu un valeureux chahid et un fidèle compagnon originaire du village Taguemount Lejdid du nom de l’hadj Bouakli. À son arrivée, il nous trouva en plein rassemblement et préparation de l’embuscade et il approuva la stratégie que j’ai mise en place  et que j’ai exposée aux autres compagnons. Le lendemain, nous nous rendîmes sur les lieux de l’opération et primes position. Ahmed Ath Ramdhan organisa tout d’une main de maître. Il procéda à la mise en place des djounoud  et affecta chacun à un lieu déterminé et à une tâche bien précise. Personnellement, il m’ordonna de me placer en avant de tous les autres pour donner le signal du commencement de l’attaque qui était sur son chemin de retour vers le campement de Souk-El-Tenine, dans l’après-midi. C’est ce que je fis en ouvrant le feu sur le premier camion, aussitôt suivi par tous mes compagnons, arrosant ainsi le convoi complètement. Ceci bien que, hormis un compagnon qui était en possession d’un mousqueton, les autres n’étaient armés que de fusils de chasse. Au bout d’un certain temps, nous n’entendions que l’échos de nos tirs et c’est ainsi que notre chef donna l’ordre de donner l’assaut final et d’investir les véhicules, afin de récupérer les armes des soldats qui gisaient morts. Au bout du compte, nous avons éliminé tous les éléments du convoi, sans qu’il y ait le moindre blessé parmi les quinze moudjahids de notre groupe.
À l’issue de cette victorieuse bataille, nous avons récupéré un lot important d’armes automatiques, armement qui nous manquait cruellement. Il s’agit de neuf fusils Garand américains, des MAT49, quatorze grenades et deux pistolets. Notre mission accomplie, nous nous sommes repliés vers Sidi Ali Moussa, puis nous avons rejoins le lieudit Thalekamth, en contrebas du village Ighil Aouen, toujours à Maâtkas. Sur place, nous nous sommes retrouvés avec Krim Belkacem et son frère Rabah. Ce dernier, appelé dans l’armée française, était en permission ce jour-là. D’ailleurs, c’est à partir de ce moment qu’il a rejoint les rangs de l’ALN. Krim était ébloui et tout en admiration devant cette performance et ce butin qui ont couronné cette action et a tenu à exprimer toute sa reconnaissance et ses encouragements envers les membres du groupe. Les armes récupérées ont été distribuées aux combattants et c’est à partir de ce moment que j’ai hérité personnellement d’un fusil Garand américain qui m’a accompagné longtemps durant la Révolution.
Un mois après ce retentissant succès, Ahmed Ath ramdhane, Amar Khelifa et moi-même avons été décorés par les responsables de l’armée de la médaille de résistance que Krim a tenu à nous remettre lui-même», dira le brave Da Ali, qui, malgré son âge avancé, n’a pas perdu une once de souvenir.
La portée de cette action, au-delà des pertes humaines infligées à l’ennemi et le butin qui s’en est suivi, dépasse, cependant, ces deux performances. M. Sahal Youcef, fils de chahid et chercheur en histoire, que nous avons consulté à ce sujet, replace cette action dans son contexte historique, l’analyse à l’aune de la situation politico-militaire de l’époque et énumère tous les acquis charriés et objectifs atteints grâce à son retentissement.


«Cette embuscade a eu un effet psychologique positif très important aussi bien sur les soldats de l’ALN que sur les populations de tout l’entourage, dans la mesure où elle contrarie l’administration coloniale qui a mis le paquet et voulait coûte que coûte mater cette région éveillée depuis longtemps, déjà connue depuis de longues années comme un fief du nationalisme piloté par le PPA et totalement acquise à la Révolution depuis novembre 1954. Il faut rappeler dans ce sens que l’une des premières SAS a été installée à Mechtras, localité limitrophe de Maâtkas, en juin 1955, en plus, et dès les premiers moments du déclenchement de la lutte armée, de l’implantation de deux cantonnements avec un grand nombre de soldats à Souk-El-khemis (chef- lieu de la commune de Maâtkas) et Souk-El-Tenine. C’est une sorte de quadrillage qui a été opérée sur le triangle Ighil Imoula-Maâtkas-Mechtras. Dans cette optique, des actions psychologiques sont intensément menées afin d’inciter les moudjahidine à quitter le maquis, des descentes punitives et des représailles humiliantes visaient aussi leurs familles dans les villages. Tout ce plan mis en place pour mettre en exergue la puissance coloniale et faire sentir la présence de la France avec force est considéré par la direction locale de la Révolution comme un risque qui pouvait agir négativement et déteindre sur le moral des troupes et des populations. D’où cette action, ordonnée par Krim Belkacem, qui est donc venue à point nommé galvaniser d’un côté les soldats de l’ALN et prouver leur impact et influence sur les évènements et de l’autre rassurer les populations locales sur la bonne santé de la Révolution. D’autre part, c’est un message de vengeance qui a été envoyé à l’armée coloniale, suite à l’élimination de cinq compagnons d’Ahmed Ath Remdhane, dont le valeureux Hadj Mohand Bouakli (celui cité par Radja Ali plus haut), un fidèle lieutenant de Krim et dont on dit que la mort a beaucoup chagriné ce dernier. Le bilan de cette bataille a eu aussi le mérite de mettre en valeur et prouver la justesse de la stratégie prônée par Didouche Mourad qui incitait et insistait sur la récupération de l’armement de l’ennemi et qui disait à ses compagnons qu’avec seulement deux balles dans votre fusil, vous pouvez délester votre ennemi de son arme sophistiquée. C’était aussi en droite ligne avec la recommandation des six historiques de faire des actions où il ne faut faire aucune victime parmi les civils français pour gagner l’estime de l’opinion publique française. Par ailleurs et sans vouloir faire dans la disproportion, cette bataille s’est déroulée juste avant la grande offensive du Nord-Constantinois du 20 août 1955 et sur le plan de la symbolique, à la faveur de l’effet produit sur l’administration française quant à l’étendue géographique de la Révolution, son effet n’est pas moins important que celui atteint par l’action menée par le valeureux Zighoud Youcef. Ighil Oumenchar étant en Kabylie, l’opération associée à celle du Nord-Constantinois a prouvé la solide implantation nationale de la Révolution, ce qui avait contribué à desserrer l’étau autour de la zone des Aurès fortement investie par l’armée coloniale.  La très bonne organisation et la réussite de l’embuscade ont mis également en exergue le fait que nos combattants étaient mûrs, prêts et avaient acquis le savoir-faire nécessaire et les techniques de guerre à même de mener celle-ci à bon port. Ce sont autant de bienfaits, entre autres, pour la révolution armée que cette bataille a charriés dans son sillage. Mon propos est que beaucoup d’autres évènements et autres hauts faits d’armes qui se sont produits à travers les coins les plus reculés du vaste territoire algérien sont aujourd’hui inconnus, ce qui représente une grande déperdition pour la mémoire collective nationale qu’il faut préserver.

Il est vivement souhaitable que nos jeunes, nos chercheurs, nos étudiants, notre mouvement associatif, etc., se penchent pour récolter au maximum les faits qui se sont déroulés dans leurs régions respectives, cela alimentera grandement et contribuera à l’écriture de l’histoire de la Révolution nationale de la manière la plus optimale, la plus juste possible», expliquera cet académicien, s’appuyant sur ces propres analyses et recherches qu’il a puisées dans divers ouvrages consacrés à la Révolution, dont ceux réalisés par le Musée du moudjahid de Tizi-ouzou et l’association Thagrawla n rvaa oukhemssine et des témoignages de moudjahidine encore en vie.
M. Sahel nous nommera également les noms de trois autres martyrs, en plus de ceux cités plus haut, ayant participé à cette embuscade, selon un témoignage d’un ancien moudjahid encore en vie. Il s’agit de Larbi Cherif Arezki (dit Si Rezki n’Si Saïd Oularbi), Slimani Mohamed et Rahmani Slimane.
Aujourd’hui, reconvoquer ces moments d’Histoire et revisiter ces hauts lieux et ce passé de gloire participe, d’abord, au devoir du grand hommage que l’on doit témoigner à nos valeureux acteurs de notre singulière révolution, mais aussi et, surtout, porter à la connaissance des jeunes d’aujourd’hui, peu enclins dans leur grande proportion, faut-il le reconnaître, à la connaissance de leur passé une partie de leur histoire qu’ils peuvent et doivent brandir fièrement. Leur offrir des repères et un piédestal sur lequel ils vont construire leur avenir national afin de réparer le détournement des objectifs et idéaux de Novembre 1954 et de la Soummam jumelés et lutter contre les faussoyeurs de leur Histoire.
La jeunesse d’aujourd’hui en a grandement besoin, preuve en est le sort réservé à la statue érigée sur les lieux de l’opération par l’APC de Mechtras il y a des années.
En effet, au lieu de constituer un lieu de recueillement et de pèlerinage jalousement gardé, servir de lieu d’attraction pour les sorties pédagogiques, par exemple, à nos écoliers, collégiens, lycéens, étudiants, militants associatifs…, il est complètement délaissé et envahi par les mauvaises herbes auxquelles se mêlent les odeurs des ordures cosmopolites et de charogne dans un vaste endroit et environnement transformé en décharge publique à ciel ouvert. Ceci se passe au bord d’un chemin de wilaya, au vu et au su de tous, toutes autorités confondues, organisation censées représenter la famille révolutionnaire, citoyens... sans que personne semble s’en apercevoir, encore mois s’en émouvoir.
R. A.

 

 


Lire la suite sur Le Soir d'Algérie.