Zoheir Chitour nous quitte

itinéraire d’un digne fils de l’Algérie profonde



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Par Pr Chems Eddine Chitour

«(…) Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
À voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse (…).
Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.»
Alfred de Vigny (La mort du loup)

Ce poème de Vigny résume plus que mille discours le sacerdoce du professeur Zoheir Chitour – mon frère —, celui d’une vie de stoïcisme, de dévouement toute entière au pays sans faire dans le m’as-tu-vu? et les bousculades pour être sous les feux de la rampe. Rappelé à Dieu, il le fit dignement sans même fatiguer ses proches. Dix petits jours funestes où la famille, bien qu’instruite des ravages de ce tueur silencieux, s’accrochait au fol espoir qu’il pouvait s’en sortir.
Le sort en fut différent. Quelque part, en parlant de mon frère, je me fais humblement l’avocat de tous ceux que le système a broyés et qui ont cru à la norme en termes de compétence et de performance, loin de l’approximation qui nous a amenés à ce degré de malgré le travail admirable de celles et ceux qui croient encore à un enseignement de qualité, que la massification, mais aussi le ma’aliche, ont totalement démonétisé.

Qui est Zoheir Chitour ?
C’est avant tout un fils de l’Algérie profonde, cette Algérie besogneuse qui suait sang et eau pour joindre une vie qui ne fut pas de tout repos. Bordj-Bou-Arréridj des années 50 était une petite ville où un fil invisible séparait les communautés ; d’un côté, les colons propriétaires, de l’autre, les besogneux à la fois européens, mais aussi algériens unis dans une même condition, celle de la survie.
La Révolution démarre quand il avait quatre ans. Il eut donc naturellement à subir avec ses parents en priorité les retombées négatives des rafles, des restrictions, de la terreur et des perquisitions. Zoheir montra très tôt des dispositions exceptionnelles, il sauta deux fois en année supérieure bouclant les douze ans jusqu’au bac en seulement 10 ans ! Il fera le moyen et le secondaire à l’externat Notre-Dame d’Afrique. Toujours brillant, d’un caractère entier, Zoheir ne faisait jamais les choses à moitié. Il fut dès le début remarqué par le proviseur qui le prit comme exemple. En effet, il fit une scolarité exceptionnelle récompensée chaque trimestre par des félicitations.
C’est donc naturellement qu’il décrocha le baccalauréat algérien en mathématiques avec mention bien et le baccalauréat français avec la mention très bien. Il avait 16 ans, c’était en 1966. Une bourse lui fut offerte pour aller faire maths sup, maths spé, à Paris, au prestigieux lycée Louis-le-Grand. Vdida, notre maman, s’y opposa de toute la force de son affection.

Les études de médecine
L’Université algérienne n’était pas prête à faire une place à la science, encore moins à la technologie. Naturellement, les jeunes Algériennes et Algériens qui en ont les capacités s’orientent vers la médecine.
L’expérience de son frère aîné et les déboires de l’École polytechnique vis-à-vis de la tour d’ivoire de l’Université ont convaincu les parents. Quelle discipline allait-il alors embrasser ? Il ne lui restait plus qu’à suivre la voie royale d’alors — en tout cas dans l’imaginaire algérien —, à savoir les études de médecine précédées en cela par un oncle et deux frères (ajoutons aussi que le pouvoir colonial permettait aux indigènes aussi la filière droit).
Ce fut un parcours brillant de bout en bout. Il sera bien classé dans le prestigieux concours d’internat qui est la voie royale pour qui prétend faire une carrière hospitalo-universitaire. Il avait 22 ans et ceci avant la fin de ses études de médecine en 1974.
Ce sera la dernière promotion de l’internat avant la mise en place de la réforme des études médicales, synonyme de massification et surtout d’une perte de fondamentaux éthiques consubstantiels de la noble fonction de médecin, dont le rôle premier est de soigner, soulager la douleur, et surtout être un digne émule d’Hippocrate.
Nous lisons ce serment intemporel : «Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. (…) Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. (…) Je ferai tout pour soulager les souffrances. (…) Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés. (…) Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque.» On peut même y ajouter cette promesse d’Hippocrate envers son maître : «Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères et, s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement.» Combien parmi les milliers de médecins formés connaissent ce serment et s’acquittent honnêtement de leur sacerdoce ?
Zoheir soutient sa thèse de doctorat en médecine en 1976 sous la direction du Professeur Mostefaï. Il fit ensuite une spécialisation à Paris. Son passage en France lui a permis de se spécialiser dans une technique en cardiologie qui était, il y a une trentaine d’années, une avancée remarquable ; je veux parler de la technique du doppler. Il participa alors à un travail de recherche et fit partie des auteurs d’une publication sur l’écho-doppler :Diagnostic échocardiographique Doppler et évaluation de la régurgitation tricuspide par D. Blanchard , B. Diébold, J. L. Guermonprez, Z. Chitour, M. Née, . Péronneau, J. Forman, P. Maurice. Revue Arc Mal Cœur Vaiss 1982 décembre ; 75 (12) : 1357-64.
Il rédigea son mémoire de docentat intitulé «L' apport de l'échocardiographie doppler à l'exploration non invasive des cardiopathies valvulaires.» Il présenta d’une façon brillante sa thèse de docentat sous la présidence du Professeur Boudjellab qui accepta de bonne grâce, dans un débat très relevé, que le Docteur Chitour pose, lui aussi, des questions pertinentes au jury.
Naturellement, comme tout les Algériens d’alors, il ne pensa pas rester en France, c’était inimaginable, il y avait un pays à construire. Il eut à livrer ce combat qu’il eut à mener pendant deux décennies contre l’engourdissement de ses membres, alors que sa tête fonctionnait toujours de façon aussi admirable, sa femme lui sera d’un immense apport pour l’avoir accompagné dans son travail qu’il réalisa toujours d’une façon aussi irréprochable et aussi remarquable de l’avis de ses patients.
Comme l’Algérie était La Mecque des révolutionnaires, naturellement, il porta assistance médicale à la lutte des combattants angolais contre le pouvoir portugais de Salazar. Ce fut une épreuve pour ses parents et ses frères qui n’avaient aucune nouvelle de lui pendant 45 jours.
Durant sa carrière, il commença à exercer pendant plusieurs années à Ibn-Zhor (hôpital Mustapha) dans le service du Professeur Mostefaï. Souffrant d’une maladie handicapante, il continua vaillamment à assurer son service au Centre national de médecine sportive jusqu’à la retraite, tout en continuant à se battre d’une façon digne. Il eut, enfin, des enfants brillants (ingénieur, économiste, doctorat en pharmacie) qui furent pour leurs parents une juste récompense de leurs sacrifices.

Les convictions de Zoheir Chitour
Mon frère croyait en ce qu’il faisait, il faisait partie de la dernière belle cuvée de l’internat et avec lui un monde a pris fin. Il faisait partie de cette médecine, où les distinctions étaient des distinctions, où l’étudiant en médecine rédigeait un mémoire qu’il devait soutenir en public pour prétendre – après avoir récité le serment d’Hippocrate, au titre de docteur. Dans quel monde sommes-nous quand la belle profession de médecin n’arrive pas à séparer le bon grain de l’ivraie? Quand on peut devenir professeur de médecine par des méthodes répréhensibles et par une mercuriale où le fait d’avoir fait de l’administration compte plus que le travail scientifique réel, il y a quelque chose de pas normal. On l’aura compris, l’invisibilité scientifique vient, entre autres, de cela. Les tentatives récentes de mettre de l’ordre n’ont pas été d’un naturel entier, il abhorrait les solutions bancales. Mon frère refusa la proposition qui lui a été faite de postuler au grade supérieur en allant dans un établissement hospitalier de l’intérieur du pays. Cela ne l’empêcha pas d’être brillant dans sa discipline, rappelant en ce sens la méthode de recrutement aux États-Unis, où le diplôme ne suffit pas ; ce qui compte c’est ce qu’on sait faire ! Est-ce qu’il est nécessaire d’avoir un titre de professeur pour être compétent ? Ce n’est pas sûr. Est-ce que quand on a opté, pour une raison ou une autre, pour ne pas passer au titre de professeur – dans des conditions discutables —, on est pour autant incompétent ? Des expériences remarquables peuvent être invoquées, chacun connaît le cas du respectable maître assistant qui opère jusqu’à trois fois par jour dans une clinique publique en face d’une ambassade et dont le carnet ne désemplit pas du fait qu’on vient le voir du fin fond de l’Algérie profonde. Dans le même ordre d’idées, du dévouement à la science et à l’Algérie sans remonter jusqu’à la référence absolue du chirurgien aux mains d’or – les connaisseurs le reconnaîtront —, citons le cas d’une autre référence, celle d’un professeur de gastro, à Mustapha, qui, lui aussi, était présent même les week-ends. Le dénominateur commun de ces références est l’amour noble et non matériel de la fonction de médecin.

Conclusion
Assurément, nous allons vers une déconstruction, l’ancien monde a vécu malgré toutes les tentatives de replâtrage. Plus rien ne sera comme avant. L’ancien monde se délite devant un petit microbe qui fait plus peur que les changements climatiques qui s’inscrivent dans le temps long. Jacques Attali avait décrit d’une façon prophétique la pandémie comme le signal d’un nouveau monde. Peut-être que cette fois-ci, nous pourrons sortir de l’ébriété énergétique, nous engager dans une nouvelle mondialisation en pente douce. Malgré l’inanité de l’avoir devant l’être, le néolibéralisme, qui fait fi de la dignité humaine, et les coups de boutoir de la post-modernité font que la civilisation, telle que nous l’avons connue, risque de disparaître rapidement. Le Covid-19 a déconstruit notre rapport au monde quelle que soit notre latitude. On ne devrait, cependant, jamais oublier que des civilisations millénaires, avec leurs espérances diverses, peuvent s’éteindre en quelques lustres.
La dictature du temps qui nous est compté, ce temps que nous segmentons pour traverser la vie avec des repères temporels, nous fait injonction d’être prêts le moment venu, du fait de l’impossibilité d’arrêter le cours du temps et l’inéluctabilité du destin. Plus que jamais nous devons l’utiliser à bon escient. On se souvient des mots attribués à Alexandre le Grand qui conquit le monde et qui fut terrassé par une bactérie : «Je veux que mon cercueil soit transporté à bras d’hommes, par les meilleurs médecins de l’époque, que les trésors que j’ai acquis (argent, or, pierres précieuses…) soient dispersés tout le long du chemin jusqu’à ma tombe, et que mes mains restent à l’air libre, se balançant en dehors du cercueil à la vue de tous, afin que les médecins comprennent que, face à la mort, ils n’ont pas le pouvoir de guérir, que tous puissent voir que les biens matériels ici acquis restent ici-bas, et que les gens puissent voir que les mains vides, nous arrivons dans ce monde et les mains vides nous en repartons quand s’épuise pour nous le trésor le plus précieux de tous : le temps.»
Cette épitaphe de Jean Valjean (Extrait de Les Misérables) nous paraît tout a fait indiquée pour rendre compte du combat silencieux de mon frère à la fois contre la maladie qui l’a handicapé, alors que son cerveau était toujours aussi pétillant, mais aussi contre le système qui ne lui a pas fait une place à la mesure de son réel talent : «Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange, il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange ; la chose simplement d'elle-même arriva, comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.»
C. E. C.


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