Mon voyage en Chine(3)



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Pékin. Mai 1975…
Mai a fleuri partout en Chine. Des hauteurs du Tibet jusqu’au golfe du Pou Hai, la nature est en fête. Le train quitte Pékin au milieu des réjouissances : quelque part derrière le palais impérial ou Cité interdite, dans cet immense parc baigné par la lumière d’une belle journée de printemps, des troubadours, des dragons bariolés, des chanteurs, des danseurs et des clowns animent une fête riche en couleurs…
Tout est grandiose dans ce pays, à l’image de ces immensités réservées à la culture du riz ou de ces mégalopolis avec leurs millions d’habitants… De Pékin à Shanghai, le train met trois jours environ et enjambe une multitude de fleuves dont le célèbre Houang Ho (fleuve jaune).
On n’oublie jamais le charme romantique des trains chinois et l’atmosphère feutrée qui y règne : soie, velours, laque rouge et parures dorées vous plongent dans un décor de début du siècle, alors qu’une douce musique vous berce durant toute la journée et une grande partie de la nuit. Mais, de tous les trains que j’ai pris en Chine, et ils sont nombreux, celui qui relie la capitale à Shanghai est certainement le plus luxueux. Je n’ai plus en mémoire, aujourd’hui, les détails qui agrémentent ce décor, ni les péripéties exactes de ce voyage, mais j’en garde quand même quelques bribes de souvenirs qui me permettront - du moins je l’espère -, d’être le plus fidèle possible à la réalité.
Pékin : une ville aux allures de gros village, une métropole qui évolue dans tous les sens mais qui a su garder, de ses origines paysannes, l’image de ces grandes cités provinciales qui bataillèrent longtemps dans cet empire du Milieu déchiré par les luttes intestines, avant de s’unir pour former la Chine moderne. Livrées du matin au soir aux millions de cyclistes, les rues, très larges et bien entretenues, ressemblent à de grands fleuves qui charrient sans arrêt cette cohorte colorée et bruyante qui coule entre des bâtiments mornes et peu élevés. Les voies réservées aux automobilistes présentent la même caractéristique : spectacle si typique aux villes de l’Extrême-Orient, avec ce concert de klaxons qui vous perce les tympans et qui arrive jusqu’aux chambres d’hôtel, supposées insonorisées… Le décalage horaire est un autre mal qui perturbe totalement le sommeil : lorsqu’il est une heure du matin à Pékin, il est dix-sept heures de la veille à Alger. Les premiers jours sont marqués par de terribles insomnies la nuit et une folle envie de dormir le jour.
Ce voyage vers Shanghai arrive néanmoins au moment où ces nouveaux horaires sont désormais bien assimilés. Nos têtes présentent désormais leur aspect habituel.
Et c’est parti pour une autre équipée, à travers des paysages nouveaux. Contrairement à la Chine occidentale, pays de puissantes chaînes montagneuses (Tibet) et de déserts, le parcours que nous allons emprunter passe par des altitudes raisonnables et des plaines verdoyantes traversées d’immenses fleuves que le train mettra plusieurs minutes à enjamber, à travers des ponts métalliques gigantesques.
Le voyage, qui durera trois jours, s’annonce bien : les conditions atmosphériques sont excellentes — nous sommes au printemps — et les compartiments sont confortables. Chang, la trentaine dépassée, élégant dans son apparence physique, montre au lointain une montagne qui vient brusquement rompre la monotonie d’un paysage composé de milliers de petites rizières. Il parle d’un fait historique, d’un événement – parmi tant d’autres — qui ont marqué l’histoire mouvementée de ces contrées. Chang, qui effectue une mission au service du ministère où il travaille depuis quelques années, n’a pas cessé de manifester sa joie de partir à Shanghai. 
Il nous avait accompagnés pourtant dans d’autres voyages vers des villes du Nord et de l’Est, mais, à aucun moment, je n’ai remarqué chez lui tant d’enthousiasme. Il est aux anges, comme on dit : il est là pour répondre à toutes vos questions, vous aider à discuter avec un Chinois ou une Chinoise, jouant le rôle d’un interprète incomparable. Il peut aussi vous présenter les villes traversées, ou, tout simplement vous guider dans le choix d’un menu et vous éviter par là quelques mauvaises surprises !  
Au wagon-restaurant, Chang sera donc d’un apport très utile. Parmi les dizaines de plats proposés et qui ont des noms très compliqués, certains sont «inconsommables» pour des personnes habituées à la cuisine algérienne ou occidentale ; d’autres, par contre, sont succulents. Ainsi, nous éviterons de justesse plusieurs pièges, tel ce beau poisson nageant dans une sauce… sucrée et qui n’était qu’un… serpent ! En Chine, il arrive souvent que les menus commencent par des sucreries du genre Rahat Loukoum pour se terminer par un bon bouillon ! C’est autant dire que la présence de Chang est très utile dans ces moments-là.
De retour à notre wagon, Chang nous invite à reprendre – pour la énième fois — une tasse de thé. Cela fait plusieurs jours déjà que je voulais me renseigner sur cette habitude qu’ont les Chinois de consommer des dizaines de tasses de thé par jour. Au bureau, chez lui, en voyage, le Chinois a toujours sa bouteille thermos à portée de main. Chang  éclaire notre lanterne : « C’est un peu comme si l’on buvait de l’eau. Nous ne sommes pas de grands amateurs d’eau fraîche. Donc, pour se maintenir en forme, nous prenons du thé sans sucre et avec beaucoup d’eau bouillante. Le voilà le secret de ces bouteilles de thermos qui vous intrigue tant…» Effectivement, il m’est arrivé, dans un village très célèbre, à l’époque, en Chine — Tatchai — de demander à un enfant de m’apporter un peu d’eau à boire. Il m’apporta un bol d’eau… chaude !
C’est autour de cette tasse de thé que Chang va enfin me parler de lui et m’expliquer les raisons de cette joie qu’il ne cesse d’étaler au grand jour depuis notre départ. Chang est fiancé à une jeune fille qui habite Shanghai et qu’il n’a pas vue depuis deux années. Ce voyage lui offre l’occasion de la revoir et de passer quelques jours avec elle. C’était donc ça ! Sacré Chang !  Plus tard, en pleine nuit, Chang me montrera la photo de la fiancée et la vision de sa bien-aimée lui donnera des ailes. Il déclamera un long poème en chinois qu’il essayera, par la suite, de traduire. Il est question de soleil couchant, de parcs fleuris et de bonheur… Dehors, la pleine lune éclaire les champs de riz inondés d’eau.
Le reste du voyage se déroule dans la même ambiance: va-et-vient entre le wagon-restaurant et le compartiment ; paysages et cartes postales, ivresses et Chang qui compte les heures et les minutes et cette musique rythmée qui semble régler la marche du train. Tseu-Po, Siu-Tchéou… Puis, Nankin, jadis capitale prestigieuse de la Chine, étale, de part et d’autre d’un fleuve impressionnant, ses quartiers barbouillés du rouge des toits et du vert d’une luxuriante végétation.
À l’approche de Shanghai, les plaines fertiles et admirablement travaillées, s’étendent à l’infini, succession de formes géométriques parfaites qui semblent avoir été tracées au centimètre près. Cette région est parmi les zones les plus fertiles de Chine : les rendements y battent tous les records. L’industrie aussi y est très développée. Toute la banlieue que nous traversons maintenant est hérissée de grandes cheminées qui attestent de la présence d’usines métallurgiques et chimiques. Le train vient de s’arrêter à la gare de Shanghai… 
Une ville de style moderne avec ses gratte-ciel, ses vitrines alléchantes, ses cinémas, ses théâtres et son fameux cirque. Ici, on est loin des mœurs «paysannes» de Pékin. Les jeunes sont plus «décontractés» et bien qu’ils portent tous le fameux «bleu» au col Mao, ils paraissent plus ouverts aux influences de l’Occident. Très grand port, Shanghai est aussi la ville où l’on rencontre le plus d’étrangers.
Chang est parti comme un bolide à la recherche de sa fiancée. Il la retrouvera quelque part dans l’un de ces nombreux parcs décorés avec un raffinement minutieux et où les cygnes blancs ont, depuis la nuit des temps, accompagné les amoureux dans leurs balades. Il fait nuit. Les dix millions d’êtres qui habitent cette gigantesque cité sommeillent profondément. Quelque part dans cette mégapole, deux êtres bâtissent des rêves insensés. Il faut tout se dire très vite car Chang repartira bientôt avec nous pour Pékin.
M. F.

P. S. : nonne année ? Je crois qu’il faut relativiser même nos vœux. Juste une année sans nouvelle catastrophe. Le virus ne tue pas plus que la grippe ordinaire. Ce qui tue, c’est la régression économique, le stress collectif et l’inaction. Il faut simplement apprendre à vivre avec un Covid suspendu au-dessus de nos têtes. Il faut penser à tous ces chauffeurs de car, à ces taxis, coiffeurs, cafetiers, restaurateurs et tant et tant de personnes qu’on tue à petit feu et qui attendent de 2021 qu’elle les sauve. Pas plus !


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