Hirak, le retour



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Avec les marches d’hier, le mouvement populaire enregistre son 57e vendredi de mobilisation pour le changement. C’était prévisible après la démonstration populaire de lundi dernier, pour le 2e anniversaire du hirak, et après l’action, même réprimée, des étudiants, ce mardi. Ainsi, après une longue trêve, le hirak a repris officiellement «son» vendredi.

Alger, 26 février 2021. Après plus de 11 mois d’interruption pour cause de trêve sanitaire, le hirak s’est réapproprié la rue hier avec fracas. Le compteur s’était arrêté avant la trêve à 56 vendredis consécutifs, la dernière marche à Alger ayant été observée le 13 mars 2020.

Avec la reprise d’hier, le mouvement populaire enregistre ainsi son 57e vendredi de mobilisation pour le changement. C’était prévisible après la démonstration populaire de lundi dernier, pour le 2e anniversaire du mouvement, et après l’action, même réprimée, des étudiants, ce mardi.

Un important dispositif de police a été déployé dans la capitale pour contrer les manifestants. Nous avons noté cependant, en faisant un tour à la mi-journée du haut de la rue Didouche Mourad jusqu’au Square Port-Saïd, que le dispositif sécuritaire était relativement allégé sur certaines artères.

Les fourgons de police étaient surtout concentrés aux abords du Palais du peuple, et près du siège régional du RCD ainsi qu’en haut de la rue Victor Hugo. La place Audin et la Grande-Poste étaient comme d’habitude, étroitement quadrillées par plusieurs unités.

Nous avons même remarqué la présence d’hommes en uniforme arborant le sigle «BRB», acronyme de Brigade de répression du banditisme. En revanche, sur la rue Asselah Hocine, la rampe Ben Boulaïd ou encore la rue Larbi Ben M’hidi, la présence policière était on ne peut plus discrète, de même qu’au Square Port-Saïd.

L’ambiance générale, en ce vendredi printanier, semblait même assez détendue avant le début de la marche. Un calme prudent enveloppait la ville. Un confrère nous a cependant signalé des interpellations qui auraient été opérées dans la matinée.

Jusqu’à l’heure de la prière, aucun mouvement de protestation ne s’est manifesté. A l’approche de la fin de l’office religieux, les forces de l’ordre se sont ruées sur la rue Victor Hugo et bouclèrent le périmètre de la mosquée Errahma, point de départ des manifestations algéroises. A un moment donné, une dame s’est approchée d’un groupe de journalistes, dont l’auteur de ces lignes, et a demandé aux reporters présents quel organe ils représentaient. Elle s’est présentée comme commissaire de police officiant à la cellule de communication de la sûreté de daïra de Baraki.

13h42. Dès la fin de la prière du vendredi, les premiers slogans du hirak fusent aux cris de «Dawla madania machi askaria» (Etat civil, pas militaire), «Djazaïr horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique), «L’istiqlal !» (L’indépendance !)… Les forces antiémeute se mettent diligemment en branle pour endiguer les vagues en furie. Un véritable mur bleu marine se dresse devant les hirakistes.

Le cortège des manifestants se trouvera rapidement scindé en deux blocs, de part et d’autre de la station de métro Khelifa Boukhalfa. Malgré l’intervention musclée de la police, la foule donne énergiquement de la voix, martelant «Libérez l’Algérie !» «Ya h’na ya entouma, maranache habssine» (C’est ou bien nous, ou bien vous.

On ne s’arrêtera pas), «Pouvoir assassin !»… La marée humaine, de plus en plus dense, tente de briser le siège imposé par les forces de l’ordre. La police charge les frondeurs à coups de matraque. Le bras de fer dure jusqu’à environ 14h05. La déferlante populaire finit par emporter les digues bleues. Et de se déverser furieusement sur la rue Didouche. Cette fois, la police rend les armes. Il y avait simplement des camions qui barraient l’ex-rue Michelet, à hauteur de l’agence Ooredoo.

«On ne peut pas continuer à vivre dans l’indignité»

Les manifestants battent le pavé en criant à tue-tête : «Rana wellina bassitou bina» (Nous sommes revenus, vous êtes perdus), «Lebled bladna we endirou raïna» (Ce pays est le nôtre et nous ferons ce qui nous plaît), «Ma kan islami, ma kan ilmani, kayen issaba tassreq aynani» (Il n’y a ni islamiste ni laïc, il n’y a qu’une bande de brigands qui vole au grand jour)…

Sur l’une des pancartes brandies, on pouvait lire : «El Hirak houwa el hal» (Le hirak est la solution). Un autre écriteau proclame : «Le hirak est une marche libératrice». Un citoyen en est convaincu : «Le vaccin le plus sûr et le plus efficace : le hirak», écrit-il. Meriem, une inconditionnelle des manifs, arbore ce message : «Diversifiés idéologiquement, divergents politiquement, unis contre la îssaba». Une jeune manifestante parade pour sa part avec ce message : «L’Etat des libertés, un Etat fort».

Un immense portrait à l’effigie de Ali La Pointe surplombait la foule. A hauteur du café Les Capucines, le carré féministe est revenu lui aussi dans l’arène en entonnant ses hymnes habituels. Détournant le fameux Bella Ciao, les militantes regroupées autour de l’extraordinaire Fadhila Chitour-Boumendjel chantent : «Qanoun el oussra, wel ounf wel hogra, yetnahaw ga3 !» (Le code de la famille, la violence, l’injustice, qu’ils dégagent tous !).

A quelques pas de là, Boumediène, un hirakiste inébranlable venu de Koléa, se saisit d’un morceau de craie et griffonne sur une de ses ardoises emblématiques : «On dénonce la brutalité policière». «Vous vous rendez compte que nous avons été réduits à nous cacher, raser les murs et faire profil bas alors que ce sont eux qui ont pillé et saccagé ce pays !» s’indigne Amar, un autre pilier du hirak, avant de lancer : «C’est pour ça qu’il devenait inéluctable que le hirak revienne.»

Sabrina Zouaoui, juriste et militante au long cours, nous dira de son côté combien il était significatif pour elle d’être présente dans les manifs, ce vendredi, même si le spectre de la pandémie est toujours dans les esprits : «Il n’était pas question que je reste à la maison. Jamais de la vie ! Je suis sortie le 22 déjà (lundi dernier, ndlr). Et je continuerai à sortir. Pour la pandémie, on se protège. On a fait campagne sur les réseaux sociaux pour sensibiliser les gens sur le port du masque. Et là, je vois plein de personnes qui portent un masque.»

Et l’ancienne membre du mouvement Barakat de marteler : «On ne peut pas continuer à vivre dans l’indignité. La Covid, on ne sait pas quand est-ce qu’elle va disparaître. On ne peut pas continuer à vivre tout en voyant des citoyens en train de se faire torturer dans les commissariats de police. Ça serait lâche de notre part. Donc, pour moi, comme pour beaucoup de monde, ce retour était inévitable.»

Pour Sabrina, le gouvernement a grandement profité de la trêve sanitaire de façon déloyale : «Le système a profité de cette pandémie de façon éhontée. Il a exploité la conjoncture sanitaire pour museler les libertés et la parole citoyenne.» Sabrina Zouaoui considère, par ailleurs, qu’il est «impératif que le hirak s’organise».

«C’est vrai que sortir dans la rue, c’est très important pour faire entendre notre voix. C’est notre seul espace d’expression. Nous nous sommes réapproprié l’espace public, c’est déjà un exploit. Mais à un moment donné, nous devons nous organiser dans un mouvement pour que nous puissions transmettre notre message d’une manière officielle», estime-t-elle.

14h35. Des cortèges de manifestants enflammés continuent d’affluer, déferlant à travers la rue Asselah Hocine en provenance de Bab El Oued en s’écriant : «Rahoum djaw louled, Casbah Bab El Oued» (Les jeunes de La Casbah et de Bab El Oued sont arrivés), «Fi Bab El Oued doula à genoux» (A Bab El Oued, le gouvernement est à genoux). D’autres flux convergent vers la Grande-Poste en provenance de la place du 1er Mai et des quartiers est. Ils sont à présent des milliers, en tout, à faire trembler la capitale. Le hirak a repris magistralement «son» vendredi, et rien ne semble désormais en mesure de l’arrêter. 


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