«Le ministre de la Justice risque de créer un étouffoir des affaires liées à l’argent public»



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-La nouvelle note du ministre de la Justice, garde des Sceaux, Belkacem Zeghmati, sur les enquêtes de corruption est au cœur d’une polémique qui ne cesse d’enflammer le milieu judiciaire. Quelle lecture en faites-vous ?

La question devrait été traitée sous deux angles : le premier est celui de la légalité de cette instruction ou, plutôt, la légalité de toute instruction émanant du ministre de la Justice et destinée aux procureurs de la République. Le second est celui de l’efficacité, la pertinence, la bonne gouvernance de cette instruction en question et son impact sur la protection de l’argent public et l’indépendance de la justice. Les parquetiers, c’est-à-dire les procureurs généraux et leurs adjoints près les cours, les procureurs de la République et leurs adjoints près les tribunaux constituent la magistrature dite «debout» par référence à la posture qu’ils prennent quand ils «requièrent». Ils ne demandent pas, ils requièrent au nom de la loi, le terme sous-entend un peu plus de force, une exigence par la force du droit.

Les procureurs ne sont pas, à proprement parler, «des magistrats», ils en offrent l’apparence en en prenant l’apparat lors des audiences publiques où ils officient en robe ; ils occupent une place au même niveau que les juges sur l’estrade. Leur position est spatialement plus élevée que celle des avocats qui sont sur le parterre, mais ce n’est qu’une erreur de menuiserie (comme dirait un avocat célèbre) ou de l’architecture. Ils sont aussi quelque peu privilégiés sur le plan procédural. En audience, ils requièrent selon la loi et aussi selon les instructions verbales et écrites qu’ils reçoivent de leur hiérarchie. En dehors de salles d’audiences, ils deviennent des fonctionnaires, soumis à l’autorité hiérarchique du ministre de la Justice qui est un organe de l’exécutif. Ils agissent comme tel en étant subordonnés à leur hiérarchie qui leur transmet ses instructions sous toutes les formes (note, circulaires à caractère général mais aussi des correspondances ciblées par rapport à tel ou tel dossier).

Les procureurs ne sont pas des magistrats à proprement parler et ne jouissent pas d’une autonomie ou liberté totale à l’instar de celles des juges. Il en découle que l’instruction du garde des Sceaux aux parquetiers est tout à fait légale. En outre, en droit algérien et dans pratiquement tous les pays du monde, le parquet jouit de l’opportunité des poursuites, c’est-à-dire du droit d’engager l’action publique pour tels et tels faits qui sont portés à sa connaissance, ou de ne pas le faire lorsqu’il estime qu’il n’ y a pas matière à poursuite.

En définitive, en faisant injonction aux procureurs qui relèvent de son de département de requérir son accord avant toute poursuite dans une matière, le ministre de la Justice, parquetier en chef, ne viole aucune loi et agit en toute légalité. La magistrature assise, quant à elle, est totalement libre dans la gestion des dossiers qui lui sont soumis et dans les décisions qu’elle prend. L’indépendance de la justice avec un grand «J» ne concerne que les juges qui sont des magistrats au plein sens du terme, ils sont chargés de décider et de dire le droit sans en référer à une quelconque personne ou institution. Ils ne reçoivent aucune instruction, ils décident comme leur dicte leur conscience, ils obéissent à la loi et jugent selon leur compréhension de celle-ci. Il me semble qu’un problème de traduction a quelque peu exacerbé la polémique. La version arabophone révèle que l’instruction est destinée à «koudhat enniaba» ; les magistrats du parquet, qui a quelque peu engendré une confusion.

-Les critiques fusant, tous azimuts, avancent que derrière cette note se cache une volonté de protéger des personnes, de haut rang, impliquées dans des affaires touchant à l’argent public. Peut-on soutenir cela ?

Cette polémique est naturelle, nous vivons une période où les débats s’intensifient. Toute question qui interpelle l’opinion publique et qui constitue un enjeu politique engendre toujours des débats houleux et c’est un signe de bonne santé démocratique. Pour des questions aussi sensibles que l’indépendance de la justice et l’argent public dans une période où la corruption, les détournements, les malversations sont ruineuses et ravageuses, le débat est inévitablement passionné. Cependant, les échanges gagneraient à être sains et sereins autant que cela est possible. Les problématiques de bonne ou mauvaise gestion du dinar public, des femmes et des hommes qui sont chargés de le gérer sont au cœur du système politique actuel. La population est, encore et toujours, sous le choc de proportions et des volumes des chiffres de la malversation qui ont dépassé l’imagination. Il est, toutefois, très difficile de prétendre cerner les raisons profondes ou les objectifs visés par cette note, qui n’est pas un texte de loi et ne comprend donc pas un exposé des motifs. Dans ces conditions, un procès d’intention au ministre de la Justice est manifestement tendancieux et subjectif.

-Au-delà de la légalité et de la teneur de cette instruction, son bien-fondé et sa pertinence méritent débat, et cette mesure semble être contestée par les différents intervenants?

Sur le plan de la gouvernance, l’évaluation de cette instruction est assez troublante. Où est l’intérêt de faire remonter à la chancellerie toutes les affaires liées à l’argent public ? La conclusion à une volonté de mettre à l’abri certaines personnes me semble hâtive et je ne souscris pas à cette thèse. Dans la pratique, la chancellerie est toujours, préalablement, informée des affaires qui sont engagées et, notamment, celles qui concernent l’argent sale et les détournements. Il me semble aussi que dans les mœurs du système, pour les affaires sensibles, la chancellerie est toujours consultée, non seulement pour l’engagement des poursuites mais aussi pour la gestion et les décisions à prendre en cours de procédure. Le ministre de la Justice peut donc interférer, orienter les décisions du parquet durant toutes les phases de la procédure, en toute discrétion et en toute légalité. D’autres hypothèses peuvent être avancées et défendues.

Une volonté de mainmise sur ces dossiers qui constituent un levier et une parcelle de pouvoir redoutable qui permet d’avoir un droit de vie et de mort sur tous ceux et toutes celles qui gèrent le dinar public ? Cependant, des questions techniques doivent être posées. Est-ce que le ministère s’est doté de suffisamment de moyens pour traiter au préalable tous les dossiers de malversations, détournements, corruptions, dissipations, et décider des suites à leur donner ? Le garde des Sceaux considère-t-il que les conseillers du ministère sont mieux outillés que les parquetiers du terrain pour décider d’une façon plus appropriée ? En tous cas, en agissant comme il le fait, le ministre de la Justice risque de créer, dans son département ministériel un véritable étouffoir des affaires liées à l’argent public.

-Doit-on comprendre que les agents publics sont désormais à l’abri de poursuites intempestives ?

Peut-être bien ! Les dégâts collatéraux des opérations mains propres, qui sont des opérations politiques, sont assez graves. Ils s’étendent jusqu’à atteindre les performances des entreprises. Les agents publics et agents d’entreprises publiques ont besoin de sérénité pour agir et décider dans un domaine complexe et plein d’impondérables. Le déclenchement de procès, parfois incongrus, contre les cadres d’entreprises émanant parfois de structures policières et extra judiciaires. Les cadres et agents publics doivent être protégés contre des procès qui constituent en eux-mêmes, une véritable tragédie. Il faut trouver des remparts et des préliminaires de nature à filtrer les poursuites qui fragilisent les gestionnaires et agents publics. On a essayé de protéger les cadres des entreprises publiques économiques par une récente réforme du code de procédure pénale qui exigeait une plainte des organes sociaux pour engager une poursuite contre les gestionnaires. En pratique, cette règle du code de procédure pénale n’a pas toujours été respectée et des poursuites ont quand même été engagées contre de gestionnaires publics sans que cette condition procédurale soit respectée. Les parquetiers ont estimé qu’ils étaient dépositaires de l’opportunité des poursuites et qu’ils ne pouvaient pas rester insensibles et immobiles devant des atteintes à l’argent public.

-Les divergences entre hommes de loi sur les interprétations des textes, ceux afférents à la grande criminalité économique, en particulier, sont récurrentes. Comment expliquez-vous cela ?

Nous sommes devant une incohérence des textes de nature juridique qui engendrent beaucoup de dysfonctionnements. Il y a quelques mois, le président de la République avait ordonné et annoncé qu’il ne fallait pas prendre en compte les lettres anonymes. Son attitude était très discutable. Le président de la République s’était avancé en terrain exotique parce qu’il n’était pas le sien, miné et glissant car il est très discutable de donner des orientations, des injonctions aux structures qui sont chargées de la répression et des poursuites des illégalités et de la protection du dinar public.

Aussi, il est vrai que les lettres anonymes sont souvent transmises de mauvais aloi mais il n’est pas recommandé de les écarter comme ça, d’un revers de la main. Il faut les approcher et les exploiter avec prudence et précautions et leur donner suite si elles s’avèrent fiables, il faut aussi se garder de les discréditer dès le départ. Il se trouve, et c’est bizarre, que le ministre de la Justice avait déclaré, quelques jours avant ou après l’intervention du président de la République, que de graves et grandes affaires de malversations avaient été découvertes grâce à des lettres anonymes. Cette divergence entre le président de la République et le ministre de la Justice, sur une question liée à la protection du dinar public, dénote de grandes divisions au sommet de l’Etat sur le traitement de ce phénomène.

 

> Propos recueillis par   Naima Benouaret

 

 

 

Bio express

Nasr-Eddine Lezzar a été juriste d’entreprise depuis 1981 puis avocat et enseignant universitaire depuis 1987. Il s’est familiarisé avec les affaires liées à la criminalité financière et économique. De 2006 à 2009, il a été expert à long terme de l’Union européenne dans un programme de réforme de la justice. En matière d’arbitrage, en 2003, Nasr-Eddine est membre fondateur du Centre de conciliation et d’arbitrage de la Chambre algérienne de commerce et d’industrie et membre du comité d’arbitrage. De 2009 à 2018, il a été membre de la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Paris. Comme missions d’arbitrage, Me Lezzar a été deux fois arbitre et deux fois avocat devant la Cour internationale d’arbitrage de Paris. Il est aussi intervenu comme expert juridique devant la Cour permanente d’arbitrage (La Haye). Nasr-Eddine Lezzar est auteur, notamment de la partie relative à l’Algérie dans Arbitration in Africa. A practitioner’s guide, General Editor –Lise Bosman. Wolters Kluwer. Il est également auteur de Approche comparée et la loi type Cnudci et la loi algérienne sur l’arbitrage commercial (Editions Dictus Publishing).


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