Drame dans une fosse septique à la prison de Oued Ghir

Enquête sur un drame dans une prison «4 étoiles»



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Comment un aussi important pénitencier, que l’on a qualifié à son inauguration de prison «4 étoiles», n’a pas les moyens pour le curage d’une simple fosse septique ? Que s’est-il réellement passé dans cette prison de 2200 détenus ?

 

Deux semaines sont passées depuis l’accident tragique qui a emporté, le matin du 31 mars dernier, huit âmes d’un coup, celles d’un détenu et de sept gardiens de l’établissement pénitentiaire de Oued Ghir, dans la périphérie de la ville de Béjaïa. Le silence de l’après-drame est assourdissant, d’autant plus assourdissant que des interrogations demeurent posées chez l’opinion publique. A-t-on le droit de faire intervenir un détenu pour nettoyer des égouts ? N’est-ce pas à l’Office national d’assainissement (ONA) de curer les fosses ? Comment un aussi important pénitencier, que l’on a qualifié à son inauguration de prison «4 étoiles», n’a pas les moyens pour le curage d’une simple fosse ? Que s’est-il réellement passé dans cette prison de 2200 détenus ? A défaut d’enquêter dans un espace interdit d’accès, nous l’avons fait essentiellement auprès de sources pénitentiaires, témoins et rescapés, d’un parent d’une victime et de gens au fait du monde carcéral.

Suppléer au défaut d’une pompe

«Comment se fait-il, bon Dieu, qu’une prison de deux milliards de DA ne puisse pas offrir des masques à gaz pour le nettoyage de sa fosse ?» s’interroge un citoyen offusqué et peiné. La fosse peu profonde qui a avalé les huit âmes, et relevant d’une station de relèvement qui refoule toutes les eaux usées du pénitencier vers l’oued se trouve à l’extérieur de l’imposant mur de clôture, ce qui suppose qu’elle fait partie du réseau public. Il y a quelques années, l’administration pénitentiaire a jugé utile de clôturer la cabine qui l’abrite pour l’intégrer dans son périmètre sécurisé. En vertu de la loi n° 05-04 du 6 février 2005, portant code de l’organisation pénitentiaire et de la réinsertion sociale des détenus, «tout établissement pénitentiaire dispose d’un périmètre de sécurité délimité par arrêté du ministre de la Justice, garde des sceaux, après avis du wali». «Toute personne s’approchant de ce périmètre s’expose au risque de se faire tirer dessus par les gardes de la prison chargés d’assurer la sécurité de l’établissement pénitentiaire», nous affirme un avocat. Tout doit être sous contrôle. Autrement, le nettoyage de la fosse serait de la compétence de l’Office national d’assainissement (ONA). Mais son curage a de tout temps été dévolu aux détenus. Dans quelles conditions ? Un gardien nous répond : «Tous les deux ou trois mois, jusqu’à dix détenus se chargent de la nettoyer. Depuis à peu près sept ans, ils sont obligés de dégager manuellement les déchets qui bloquent l’écoulement des eaux».

Le problème est d’autant plus récurrent que le site de la prison est au même niveau que l’oued Soummam dont les eaux l’ont inondé plusieurs fois dans le passé. Pourquoi un travail manuel alors que la station de relèvement est censée être dotée de pompes de refoulement ? La réponse est autant absurde qu’affligeante. «L’une des deux pompes est en panne depuis plus de sept ans et on nous disait qu’elle coûte cher», répond notre source. Le drame du 31 mars dernier nous renseigne sur le danger mortel d’un tel travail sur des détenus qui suppléent le défaut d’une pompe, et sans le moindre Equipement de protection individuel (EPI). Dans le cas présent, l’EPI se résume essentiellement à un masque de protection contre les gaz, d’autant qu’il est connu qu’une fosse est un repère fécond de gaz toxiques, dont le dangereux sulfure d’hydrogène (H2S), que les matières organiques dégradées secrètent dans un milieu confiné. «C’est la première fois qu’il y a eu de tels gaz. On n’a jamais eu de masques ou de filtres à gaz pour nettoyer cette fosse», avoue la même source. Un pompier qui est intervenu avec un casque adéquat a failli y passer en tombant dans les pommes, ce qui a contraint de faire appel à des plongeurs avec leurs bouteilles à oxygène pour entrer dans la fosse et retirer les cadavres. Que s’est-il réellement passé ?

Un rescapé raconte

Selon les témoignages recoupés de gardiens, dont ceux d’un rescapé, les faits se seraient déroulés ainsi : «Le détenu est entré en premier dans la cabine. Il était chargé de contrôler le travail de nettoyage effectué par un groupe de prisonniers. Il avait l’habitude de le faire depuis cinq ans. Il n’est pas descendu complètement dans la fosse, mais s’est penché en tenant un objet avec lequel il s’affairait à dégager quelque chose à l’intérieur de la fosse. Il n’y avait pas ces gaz au début, mais un couvercle s’est détaché, ce qui a libéré les gaz qui l’ont saisi d’un coup et fait tomber au fond de la fosse. Il a essayé de remonter, mais il n’a pas pu. Le gardien Nacer Chafik a tenté de le faire sortir, mais lui aussi est tombé. Cela faisait six mois que Nacer était dans ce poste. C’est un second détenu, qui était également là, qui a couru alerter tout le monde. D’autres gardiens et des responsables sont accourus de l’intérieur de la prison. La plupart des gardiens sont venus de leurs chambres qui sont les plus proches du lieu de l’accident. Sur les lieux, trois personnes seulement étaient d’ailleurs en tenue de travail : un gardien, l’infirmier et un agent dans le périmètre de la sécurité extérieure. Six autres collègues ont réagi de la même façon que Nacer Chafik. Tous ont péri à l’intérieur de la fosse. Allaoua Boukhezzar était presque forcé de descendre. La liste des victimes aurait pu être plus lourde si l’on n’avait pas empêché un huitième gardien de suivre avec sa seule bavette et que l’on a remonté du milieu de l’échelle que les pompiers venaient de poser». Sauvé in extremis, ce gardien a fini par faire un malaise à l’hôpital où il est allé, chargé par la direction, de s’enquérir des nouvelles de ses collègues évacués. Gardé 24 heures en observation, il s’en est sorti avec des lésions pulmonaires pour avoir inhalé des gaz toxiques et avec une lettre de recommandation en psychiatrie pour le choc subi. «Toutes les victimes n’avaient que leurs bavettes», atteste notre source. «Jusque-là, le nettoyage de la fosse était une opération ordinaire répétée régulièrement», nous affirmait un gardien, à l’écart de la foule entourant la délégation ministérielle en visite à la prison le jour de l’accident. Ce n’est pas pour autant que cette tâche était sans risque. Il y a une année, le même détenu, Mohamed Bendjenahi, est tombé à l’intérieur de la même fosse, nous assure notre source.

Le premier gardien a fait acte de bravoure en se risquant dans la fosse pour sauver le détenu qu’il était chargé de surveiller. Certains de ses six camarades l’ont fait instinctivement pour sauver des personnes en danger et d’autres l’ont fait «sur ordre». «On a ordonné à certains collègues de descendre avec leurs seules bavettes au lieu de stopper l’hécatombe. C’était suicidaire ! Le minimum était de porter des casques à incendie», témoigne, outré, notre source. Les gardiens, Chafik Nacer (38 ans de Jijel), Farid Harir (42 ans de Beni Maouche), Allaoua Boukhezzar (37 ans de Bouhamza), Hassan Khaled (38 ans de Darguina), Billal Ouali (30 ans de Kherrata), Zoheir Kâat (35 ans de Sétif) et Miloud Bounehak (36 ans de Sétif), ont agi dans une opération de secourisme pour laquelle ils n’ont pas été formés. «Nous sommes formés pour le gardiennage, et ça doit être notre seule mission», proteste un gardien.

Travailler pour «s’évader un peu»

Mohamed Bendjenahi, 41 ans, dit Moh Blaguitone, de l’ancien nom de la commune de Si Mestapha dont il était originaire, ayant vécu à Tidjelabine (wilaya de Boumerdès), a été le premier de la série macabre des victimes de l’accident. Condamné pour une affaire de vol de voiture, il a été transféré à la prison de Oued Ghir il y a près de huit ans. «Mon fils était serviable. L’administration carcérale le sollicitait même pour des réparations en cas de panne en dehors de la prison. C’est peut-être pour cette raison qu’il était assuré», nous apprend Hammoud Bendjenahi. Son fils était mécanicien. Son père a appris de la direction de la prison, qui l’a reçu en début de semaine, que le défunt bénéficiait d’une assurance sociale. Le code de l’organisation pénitentiaire permet au directeur d’une prison, sous certaines conditions, de charger un prisonnier «d’un travail utile compatible avec son état de santé, ses aptitudes physiques et psychiques». Dans certains cas, les détenus ont même le droit d’être rétribués. En bénéficiant «des dispositions de la législation en vigueur en matière de travail et de protection sociale», ils devraient aussi bénéficier du droit à être protégés par leur «employeur».

Pourquoi un mécanicien de métier acceptait-il le risque et la nocivité du nettoyage d’une fosse, sans protection ? De derrière les barreaux, la réponse est évidente. «Changer d’air», dira-t-on, tout au moins. «C’est leur façon de  »s’évader » un peu», nous répond Me Boualem Boudina, avocat et ex-directeur de l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire de Sour El Ghozlane. Pour un prisonnier qui vit des mois ou des années entre la salle et la cour, c’est une bouffée d’oxygène. Mohamed Bendjenahi était sous les verrous depuis plus de neuf ans. Sortir du quartier, poser ses yeux sur d’autres murs, d’autres personnes, d’autres lumières équivaut à un semblant de liberté. Mieux, sortir de la porte de détention, passer par le parloir et franchir l’une des dernières portes qui donnent sur l’extérieur, c’est un bout de liberté, quand bien même l’on est incarcéré dans une prétendue prison «4 étoiles».

Force est de dire que la réalité des prisons ne donne pas grand choix à une population carcérale désœuvrée qui cherche à rompre avec la routine et l’enfermement des cellules et du quartier. Les différentes tâches auxquelles les prisonniers sont astreints, dont les corvées connues de nettoyage des espaces communs de détention, sont une obligation. «A condition qu’il s’agisse d’un condamné définitif, qu’il accepte de le faire et que le travail ne compromette pas sa santé», nous explique Me Boudina. Inutile de chercher une trace écrite du consentement du détenu. «Il n’y a pas de formalités pour cela. En général, les détenus font tout pour travailler, et cela se comprend», ajoute notre interlocuteur. Le fichier carcéral fournit une main-d’œuvre gratuite. Nul besoin de recruter des femmes de ménage, plombiers, coiffeurs, peintres, menuisiers, cuisiniers… «Que savez-vous faire ?» est la question inévitable pour tout nouveau écroué. «Lorsque l’on a besoin d’un quelconque ouvrier spécialisé, on fait passer un appel sur un écran», nous raconte Merzouk, qui a connu des transferts d’une prison à une autre après 22 mois passés à la prison de Oued Ghir. «J’ai même vu un codétenu servir d’infirmier dans une prison», témoigne-t-il. Un bout de liberté, c’est ce qui pourrait avoir motivé le défunt à accepter de nettoyer une fosse. Mais pas seulement.

«Le prisonnier gagne aussi un repas amélioré et peut même espérer l’emmener avec lui dans sa cellule», soutient un ex-employé d’une prison. A propos de «repas amélioré», il ne faut surtout pas croire à un gratin ou à une salade assaisonnée. Un «frite-omelette» soulage largement de la nourriture des gamelles. C’est pour cela que travailler dans la cuisine est un «privilège» auquel ont droit les détenus les plus chanceux. Tous les moyens sont bons pour s’extirper légalement des affres de la détention. Mohamed Bendjenahi avait eu à sortir plusieurs fois du périmètre de détention, escorté, pour intervenir dans son domaine de spécialité, en sa qualité de mécanicien. «Nous lui ouvrions les portes, mais jamais au-delà de la limite du parking, pour plusieurs travaux : électricité, cantine, foyer, jardinage… Il nous inspirait confiance», témoigne un gardien.

«Il a fait ce travail pour avoir une permission de dix jours», estime, plutôt, un ancien détenu. La loi accorde, en effet, aux prisonniers auxquels il reste à purger une peine de trois ans ou moins «une permission de sortie sans escorte, pour une durée n’excédant pas dix jours», à la condition de s’être «distingué par un bon comportement». On pourrait comprendre alors les motivations d’un détenu qui côtoie, malgré lui, les eaux usées et leurs gaz toxiques, même au péril de sa vie. Le défunt, qui était à quelques mois de sa libération, espérait sûrement pouvoir rejoindre plus tôt les siens, vivant. 

 

Enquête réalisée par  Kamel Medjdoub

 

 

Le directeur de la prison de Oued Ghir relevé

Le directeur de la prison de Oued Ghir, Rahmani Saïd, a été relevé de ses fonctions en fin de semaine dernière, avons-nous appris d’une source à l’intérieur de l’établissement pénitencier. Un nouveau directeur a été désigné pour le remplacer, à savoir M. Deffous, ex-directeur de la prison de Skikda, assure notre source. Cette décision intervient suite à la grogne qui a gagné les gardiens de la prison le jour même de la visite de trois ministres, dont Belkacem Zeghmati, ministre de la Justice. La grogne s’est matérialisée au lendemain de l’enterrement des victimes de l’accident, jeudi 1er avril, par un piquet de grève que les gardiens ont observé de 8h à 14h à l’intérieur de l’établissement pénitencier, qui compte 150 à 200 agents. Pas de sortie dans la cour pour les détenus, ni de parloir et visite pour leurs familles, seule la cantine a fonctionné, comme service minimum. «Ce qui s’est passé n’est pas de notre faute, c’est celle de la direction. A elle d’assumer ses responsabilités», ont protesté les grévistes, dont les doléances ont été transmises au procureur général près la cour de Béjaïa. «Nous avons énormément de problèmes. Certains d’entre nous n’ont pas pris leur congé annuel depuis plus de 20 mois. Aussi, nous sommes le seul secteur qui ne bénéficie pas de la prime de corona», nous confie un gardien, selon lequel quelque 80 personnes, entre détenus et personnel, ont été atteintes par la Covid-19.

 

Rétrospective d’un projet décrié

La prison de Oued Ghir a été un projet qui a fait parler de lui lorsque les autorités l’avaient annoncé en 2005, pour une région qui avait soif de développement et qui n’avait pas fini de panser ses blessures du sanglant Printemps noir.

Le chantier lancé en 2008, la prison a poussé, en moins de trois ans, sur un vaste terrain de dix hectares extraits de terres agricoles longeant la RN12, ce qui avait irrité la population. Elle a coûté au Trésor public, officiellement, plus de deux milliards de dinars, sans ses équipements, et, officieusement, le double de ce montant. En 2011, elle fait le plein de ses pensionnaires. Tayeb Belaïz, alors ministre de la Justice et garde des Sceaux, l’avait inaugurée le 24 novembre 2010. «Un centre pénitencier nettement au-dessus des normes internationales», «un centre de rééducation ultra moderne doté d’infrastructures et d’équipements de santé, de sports, de loisirs et d’éducation», se targuaient les autorités.
Dans la foulée, on l’a qualifié de prison digne d’un «hôtel 4 étoiles», avec un taux d’occupation de 12 m2 par détenu, ce qui invitait à faire oublier l’enfer des deux mètres carrés de la «cage» d’El Khemis, dans la ville de Béjaïa, où séjournent plus de 400 mineurs et femmes. Une structure classée «orange» après le dernier séisme, selon un geôlier. Les «atouts» de la prison de Oued Ghir avaient de quoi vouloir se faire écrouer, tant celle-ci se proposait d’offrir du «bonheur» au millier de prisonniers qu’elle peut contenir, soit quatre fois plus que la prison d’El Harrach. Elle était la troisième infrastructure du genre à avoir été réceptionnée parmi les 13 que Bouteflika offrait aux Algériens.


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