Fabrice Riceputi au Jeune Indépendant

« Le Pen a été un acteur d’une tentative d’éradiquer par la terreur toute activité nationaliste, même pacifique»



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Le Jeune Indépendant : D’emblée, et dès la première de couverture, vous précisez en sous-titre l’objectif assigné au livre : « Alger 1957, l’histoire contre l’oubli ». Faut-il comprendre par-là que l’épisode de Jean-Marie Le Pen avec la guerre d’indépendance algérienne et notamment la torture a été oublié ou, à tout le moins, risque de s’éclipser des radars de l’histoire et de la mémoire ?

Fabrice Riceputi : Je suis de cette génération pour laquelle le passé tortionnaire du député-parachutiste Jean-Marie Le Pen ne faisait aucun doute depuis longtemps. Mais deux décennies se sont écoulés depuis les dernières révélations par Le Monde en 2002. Vingt années durant lesquelles la France a « dédiabolisé » le Front National devenu Rassemblement National et durant lesquelles on a plus parlé de ce passé. Et en février 2023, les Français ont pu entendre une émission sur France Inter dans laquelle on affirmait doctement que « Le Pen n’avait sans doute pas torturé à Alger en 1957 » et qu’on n’aurait « pas de preuves » qu’il l’a fait. C’est ce qui m’a décidé à rassembler pour la première fois l’ensemble des nombreuses pièces de ce dossier jusqu’ici restées dispersées dans diverses publications. Et à tenter, malgré le silence des archives coloniales sur les crimes de l’armée et les mensonges de Le Pen et de ses partisans, de reconstituer son séjour sanglant à Alger durant les 3 premiers mois de la « bataille d’Alger » : du 28 décembre 1956 au 31 mars 1957.

Député poujadiste converti en tortionnaire en Algérie

 Quels sont les matériaux et sources sur lesquels vous vous êtes appuyé pour reconstituer l’épisode algérois de Le Pen ?

Pour cela, la source, non unique mais principale, est la quinzaine de témoignages de victimes directes de Le Pen, publiés essentiellement par Libération en 1984 par Lionel Duroy et par Le Monde en 2002 par Florence Beaugé. Ces témoignages ont très souvent été tenus pour quantité négligeable par les commentateurs français. Le Pen lui-même les a qualifiés d’affabulations et les a attribués à un « complot » contre sa personne. Or, après examen minutieux, ma conclusion d’historien habitué à la critique des sources orales est qu’ils sont tout ce qu’il y a de plus crédibles. Ils sont, en effet, indépendants les uns des autres, ont été répétés durant vingt ans sans varier, à visage découvert, souvent sous serment dans les tribunaux français. Surtout, ils s’avèrent parfaitement cohérents avec le contexte précis de la « bataille d’Alger » et avec ce qu’on sait des agissements des officiers parachutistes chargés comme Le Pen de la recherche du « renseignement ».

Qu’est-ce qui vous fait dire que la quinzaine de témoignages recueillis par Libération et Le Monde sont « parfaitement cohérents » avec le contexte de la «bataille d’Alger » ?

Ce qui me permet de le dire, c’est tout particulièrement le travail mené depuis plusieurs années avec ma collègue Malika Rahal dans le projet « Mille autres » sur la disparition forcée durant la « bataille d’Alger ». Nous avons en effet recueilli des centaines de témoignages très circonstanciés relatifs à la terreur répandue par l’Etat colonial à Alger en 1957. Ce qui nous donne une connaissance fine du contexte dans lequel Le Pen a agi au sein de son régiment parachutiste, le 1er REP, dont le béret vert était bien connu des Algérois.

Disparition forcée et torture ont été les traits forts de la « bataille d’Alger »

Jean-Marie Le Pen en 1957 à Alger avec le Général Jacques Massu (à droite, sur la photo)

La « bataille d’Alger » n’a pas seulement été, comme a largement réussi à le faire croire la propagande française, un affrontement de l’armée avec le « réseau bombe » du FLN. Elle a surtout été un politicide, une tentative d’éradiquer par la terreur toute activité nationaliste, même pacifique. Elle a concerné des dizaines de milliers d’Algérois.

D’ailleurs, c’est par la répression de la grève générale des 8 jours qu’elle a commencé. Le mode opératoire des militaires était la pratique de la disparition forcée : des enlèvements en masse de « suspects » détenus au secret, quasi-systématiquement soumis à la torture et dont des milliers ont définitivement disparu. On retrouvera ce mode opératoire par exemple en Argentine, où des officiers français sont allés l’enseigner après la guerre en Algérie.

 À Alger, Le Pen n’était pas en militaire de carrière ni en appelé du contingent mais en …. Quel était son rôle durant cette douzaine de semaines ?

Le Pen fut, trois mois durant, l’un des acteurs, parmi des centaines d’autres, de cette terreur, appliquant une « méthodologie » apprise sans doute en Indochine, où il avait passé un an. J’ai réalisé une chronologie et une cartographie de ses exactions dans les différents quartiers d’Alger où il a opéré. J’ajoute qu’on peut faire raisonnablement l’hypothèse qu’il a fait partie de ces véritables « escadrons de la mort » dirigés clandestinement par Paul Aussaresses, en compagnie duquel l’un des témoins l’a vu à Fort L’Empereur, centre de torture important (sur les hauteurs d’Alger), en février 1957.

Pour reconstituer les pièces du puzzle lepéniste à l’épreuve de la guerre d’Algérie, vous vous ébranlez à partir de la soirée du 13 février 1984. Le temps d’une émission télé très prisée à l’époque — « L’heure de vérité » sur « Antenne 2 » —, Le Pen est interpellé par Jean-Louis Servan-Schreiber sur son passé de tortionnaire à Alger. Visiblement, c’est la première fois depuis la fin de la guerre que Le Pen est interrogé sur cet épisode de sa vie, qui plus est en prime Time. Peut-on parler d’un avant et d’un après février 1984 ?

Dès 1957, rentré en France, Le Pen a fait l’apologie de la torture « anti-terroriste » et a même revendiqué publiquement en 1962 avoir lui-même torturé. Quand Pierre Vidal-Naquet ou d’autres évoquent le fameux rapport de police du commissaire René Gille sur deux plaintes de ses victimes pour faits de torture, il ne réagit pas. Avoir été un tortionnaire d’Algériens n’est pas un problème pour les militants du Front National, bien au contraire : il entend poursuivre en France la guerre perdue en Algérie contre « les Arabes ». Mais tout change en effet en 1984. Il devient alors un politicien de premier plan et la presse de gauche s’intéresse à son passé algérien. Elle retrouve certaines de ses victimes, qui racontent des supplices abominables. Il ne peut rester sans réagir.

Dès lors, il attaque systématiquement en diffamation. Il se sait protégé de toute poursuite par l’amnistie décrétée par la France dès mars 1962. Il a de ce fait de très bonnes chances de remporter des victoires judiciaires contre la gauche qui l’attaque. Mais s’il nie désormais avoir lui-même torturé, il continue à faire l’apologie de la torture, rappelant ainsi à son électorat, notamment pied-noir et militaire, qu’il fut un ennemi de choc de ces « Arabes » qui « envahissent » la France selon lui.

Le Pen a été un sujet récurrent en librairie. Avant la publication de ses Mémoires, il avait fait l’objet d’une somme de biographies. Avant la sortie de ce travail, aucun livre n’a été dédié exclusivement à l’épisode algérien de sa vie. Tout au plus — c’est le cas de « Le Pen. Une histoire française » de Philippe Cohen et Pierre Péan —, son histoire algérienne a été expédiée le temps d’un chapitre. Qu’est-ce qui a empêché la publication d’un livre dédié ?

Du seul point de vue de l’histoire de la guerre coloniale en Algérie, et de la « bataille d’Alger » en particulier, Le Pen est, pour reprendre une de ses expressions favorites, un « point de détail ». Officier tortionnaire parmi des centaines d’autres et pendant une courte période, il n’a en rien influé sur le cours des événements. Sa responsabilité dans la terreur est inférieure à celle de beaucoup d’autres militaires, les Salan, Massu, Bigeard ou Aussaresses, sans parler des responsables politiques, au premier rang desquels les socialistes Mollet, Lacoste ou encore Mitterrand.

De retour en France, que devient le député poujadiste et tortionnaire ?

Il a joué le rôle qu’on sait dans la vie politique française et les enquêtes sur son passé tortionnaire dans la presse française ont en somme été la rançon de sa gloire. Le problème est que le travail de banalisation du lepénisme à l’œuvre ces dernières années en France en est arrivé aujourd’hui à ce résultat que certains peuvent effacer ce passé, mais aussi les fondements colonialistes de ce courant politique. Les biographes de Le Pen que vous citez sont un bon exemple : ils ne connaissent rien au contexte et s’en remettent entièrement au récit des militaires. Et ils dénient toute légitimité aux témoins, sous prétexte qu’ils sont des Algériens et donc « partiaux », ce qui rappelle furieusement l’époque coloniale, où la parole des colonisés était par définition inaudible.

Le Pen en 1972 à la création du Front National

Dans la conclusion du livre, vous avez choisi de faire un focus sur une séquence constitutionnelle inédite et surréaliste : l’ouverture de la parlementaire de l’actuelle législature par le doyen des députés. Un député pas comme les autres : José Gonzalez?

Oui, le discours du député RN José Gonzalez — un élu des des Bouches-du-Rhône — né à Oran, à l’Assemblée nationale en 2022 est emblématique de la légendaire bonne conscience coloniale française : à quelques jours du soixantième anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie, il fait applaudir un discours de nostalgie coloniale, ce qui lui vaut les félicitations de Jean-Marie Le Pen. Cela en dit long sur l’indécrottable déni national des crimes coloniaux. Faute d’une reconnaissance et d’une condamnation officielles, on peut encore les nier purement et simplement, alors qu’ils sont solidement établis par d’innombrables travaux historiques. Et le fait d’avoir trempé dans les exactions coloniales n’est pas jugé particulièrement grave, qu’il s’agisse de Le Pen ou d’autres.

Durant votre petit tour de France pour présenter le livre et en débattre avec les lecteurs, vous avez insisté à grand trait sur ce que vous qualifiez de «déni national des crimes coloniaux ». Dans ce registre, vous épinglez la gauche française?

A mes yeux, la gauche française, qui n’a jamais fait l’inventaire de son passé colonialiste, porte une lourde responsabilité dans cet état de fait. Ce qui est très répandu en France, y compris dans les initiatives mémorielles du président Macron, c’est la théorie des « torts partagés ». Les violences commises par le FLN pour obtenir l’indépendance sont mises en équivalence avec celles commises par l’Etat français et par l’OAS. Un partout, la balle au centre. Ce n’est pas aux lecteurs algériens que je vais apprendre que cette façon de voir, fondée sur le refus de voir ce qu’a été la colonisation, est parfaitement indécente.


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